comme de plaisants propriétaires terriens
Par cgat le vendredi 21 septembre 2007, 00:50 - écrivains - Lien permanent
M’ont fait rire notamment (tout décrivant des mécanismes très justes qu’enfant moi-même d’une classe très moyenne j’ai souvent ressentis) les morceaux de bravoure sur la lutte des classes en littérature, à propos desquels Éric Reinhardt dit dans un entretien : « Comme j’aime pratiquer l’art de l’exagération, j’ai développé l’idée d’un complot contre l’émergence des écrivains issus de la classe moyenne. Tout en m’amusant de cette exagération, je pose la question du sectarisme et du repli sur soi de cette bourgeoisie intellectuelle de gauche ».
Je propose à Marie-Odile Bussy-Rabutin de bien vouloir se livrer à une petite expérience de laboratoire en postulant l'existence de deux personnages théoriques : le personnage A (par exemple moi) et le personnage B (par exemple ladite Tiphaine de l'autre jour). (...) Postulons le soir. Postulons l'automne. Postulons novembre. (...) Le personnage A et le personnage B ont chacun dix-huit ans. Le personnage A et le personnage B vont au théâtre du Rond-Point, au bas des Champs-Élysées, voir Les Exilés de James Joyce. Le personnage A a vécu une semaine assez atroce. Il est en classe préparatoire à HEC au lycée Jacques-Decour et un certain nombre de devoirs sur table se sont succédé cette semaine (histoire, philosophie, mathématiques) qu'il a la conviction d'avoir ratés. Le personnage A a peur de la vie. Le personnage A ignore ce qu'il va devenir. Le personnage A ne veut pas devenir comme son père. Le personnage A, arrivé en avance aux abords du théâtre, s'assoit sur un banc non loin d'une fontaine imposante, sous les arbres d'une allée. Le personnage A a décidé d'aller seul au théâtre. Le personnage A se laisse malmener par le vent qui tourbillonne. Le personnage A lève les yeux vers le ciel et y voit de nombreux nuages lourds qui avancent à toute vitesse dans la même direction. Je vous prie de bien vouloir mémoriser ceci ma chère Marie-Odile Bussy-Rabutin : la ligne droite des nuages coupe obliquement les Champs-Élysées : ce désaxement du ciel par rapport à la géographie urbaine plaît beaucoup au personnage A. Un tumulte extraordinaire environne le personnage A : vacarme du vent, violence physique des tourbillons, branches noires qui remuent, papiers et sacs plastique qui volent. Violence : étreinte et insistance devrait-on dire : le personnage A sent sur son corps la physicalité du vent. Le personnage A est terrorisé. Le personnage A vient de paniquer. Assis sur une banquette du métro pour se rendre au théâtre, oppressé, au bord des larmes, le personnage A s'est mis à voir la vie en noir. Je pose alors à Marie-Odile Bussy-Rabutin un ensemble de questions : Quel est son avenir ? Va-t-il se retrouver, devenu adulte, sans diplôme, sans appuis, sans argent, dans une annexe sordide du monde contemporain ? Il est seul. Il ne peut compter que sur lui-même. Ses parents ne peuvent lui être d'aucune utilité. Il lui suffit de regarder le visage de sa mère pour s'engloutir en lui-même dans l'angoisse la plus profonde. Il suffit qu'une pensée où son père serait englobé (tel un cosmonaute dans une capsule spatiale) lui traverse l'esprit une seconde (le ciel de son esprit) pour qu'un frisson instantané, cosmique, réfrigérant, lui parcoure l'épine dorsale. Et quand bien même il réussirait ses études, que ferait-il de sa vie ? Travailler dans une banque ? Travailler dans la finance ? Travailler dans le marketing ? Le personnage A est un exilé, un apatride, un orphelin, une entité détachée : nulle terre hospitalière ne se propose de l'accueillir. Le personnage A entrevoit son avenir comme un monumental désastre. Le personnage A repense un instant à son enfance et cette pensée ne fait que renforcer cette perception qu'il peut avoir de son avenir. Le personnage A enfouit ses mains gantées dans les poches de son manteau et continue de regarder le ciel. Quelque chose dans ce spectacle des nuages noirs qui circulent à toute vitesse selon un axe inflexible le rassure et l'apaise. Un flash métaphorique illumine son esprit. Il semble au personnage A que les nuages sont animés par l'énergie d'une détermination inexorable : élan massif de tout le ciel par-delà la stratosphère urbaine. Marie-Odile Bussy-Rabutin : le personnage A se dit qu'il est là-haut et non pas ici-bas. Le personnage A éprouve l'ivresse de se sentir dans un rapport de complicité analogique avec la vitesse et l'obliquité des nuages. Il se dit qu'il sera sauvé par quelque chose de comparable à ce qui pousse le ciel avec une telle vitesse et selon un axe aussi déterminé. Une puissance. Une force intérieure. Le hasard et la chance. Le désir et la volonté. Une puissance et une force qui renverseront les obstacles : Nul obstacle n'interrompt la course de ce ciel sombre et mouvementé. (...) Le personnage A regarde sa montre : dix-neuf heures trente. Le personnage A se lève et se dirige vers le théâtre du Rond-Point. James Joyce, à l'égal des nuages, est quelque chose qui le porte également. James Joyce, à l'égal des nuages, qui ne sont pas seulement un banal phénomène climatique, n'est pas seulement une banale référence culturelle, un super-écrivain qu'il faut lire, un monument de la littérature sur lequel un nombre incalculable de gloses sont publiées chaque année. C'est vital : cela sauve le personnage A du désastre. Le personnage A ignore de quelle manière cela fonctionne pour les autres - par exemple pour les étudiants en lettres ou pour les jeunes bourgeois de gauche qui l'ont lu à huit ans. Ce qu'il sait, le personnage A, ce qu'il sait de l'intérieur, c'est que James Joyce l'a sauvé : c'est que James Joyce l'a accueilli quelque part où il se sent vivant et mélodieux : James Joyce lui donne l'envie de continuer à vivre. Et c'est donc avec une étrange ferveur que le personnage A pousse à présent les portes du théâtre du Rond-Point : Lui qui est athée, ma chère Marie-Odile, agnostique, et qui le sera toute sa vie, il se prépare à quelque chose de sacré. Il se rend ce soir-là au théâtre, pour rejoindre l'univers de James Joyce, comme un chrétien irait à la messe. Qu'en est-il à présent du personnage B : Êtes-vous d'accord pour observer le comportement du personnage B ? Le personnage B vit à Paris depuis qu'il est né. Le personnage B a été élevé dans une bibliothèque : la bibliothèque paternelle. Le personnage B est la fille d'un homme cultivé, élaboré, abouti, raffiné, de gauche. Le personnage B a toujours vu cet homme qui est son père comme un homme important empreint de dignité. Le personnage B habite à Paris un grand appartement des beaux quartiers. Le personnage B, depuis la maternelle, fréquente un certain nombre de ses semblables, destinés par la hauteur de vue de leurs parents au même type d'accomplissement. Le personnage B travaille bien à l'école. Le personnage B lit Proust à dix ans, Faulkner à onze, Woolf à douze, Céline à treize. Et puis ça s'accélère le personnage B prélève compulsivement dans la bibliothèque des chefs-d'œuvre absolus qu'il ingurgite en peu d'années. Le personnage B n'a pas été sauvé à dix-sept ans par James Joyce : le personnage B a lu James Joyce à douze ans : James Joyce lui appartient légitimement. La littérature circule dans l'atmosphère au même titre que l'oxygène que l'on respire. Et la pensée. Et la philosophie. Le personnage B a décidé à seize ans qu'il ferait une grande école de la République : Normale sup par exemple. Le père du personnage B approuve ce choix : C'est un excellent choix, dit au personnage B le père du personnage B. Le personnage B a vu défiler à la maison, à la table familiale, un grand nombre d'individus qui avaient fait cette école. Le personnage B, à juste titre par ailleurs, a toujours été impressionné par l'esprit, la culture, la conversation des individus qui avaient fait cette école. C'est pour ça que je veux faire cette école moi aussi, dit le personnage B au père du personnage B. Elle a raison. Le personnage B a raison : j'aurais fait pareil à sa place, ma chère Marie-Odile. Simplement, à dix-huit ans, j'ignorais même que cette école existait ! Le personnage A, au moment où il pousse la porte du théâtre du Rond-Point, est doublement ému. D'abord par Joyce et par la perspective d'une anfractuosité joycienne qui s'offrira à l'abriter. Et ensuite car c'est la première fois que le personnage A va au théâtre - si l'on fait abstraction des pièces de Robert Hossein qu'il est allé voir au palais des Congrès avec le lycée de Corbeil-Essonnes où il était scolarisé. Le personnage A a trouvé cette pièce par hasard en couverture de Pariscope. Le personnage A a été saisi de voir le nom de James Joyce en couverture de Pariscope. Le personnage A a téléphoné au numéro indiqué sur la couverture de Pariscope. Pour rien au monde le personnage A ne se serait rendu au théâtre ce soir-là accompagné par un ami. Le personnage B est déjà allé au théâtre des centaines de fois depuis qu'il est né. (Je prends soin d'énoncer ces vérités de la manière la plus impassible qui se puisse concevoir, paisible et pacifique : comme on écosse des haricots devant un feu de cheminée.) Le père du personnage B donne au personnage B un grand nombre de conseils sur les pièces qu'il faut voir. Ce soir-là le personnage B s'est entouré d'un certain nombre d'amis. Ils se sont rendus au théâtre en taxi car il fait froid, il vente, il pleut, Un temps typiquement automnal, peu clément, dont il faut s'abriter. Il est arrivé que le personnage A croise par hasard dans des soirées (auxquelles l'avait convié Marie Mercier) des équivalents du personnage B. À chaque fois que le personnage A a croisé quelque part des équivalents du personnage B, les équivalents du personnage B ont méprisé, ont tenté d'humilier, d'offenser, de ridiculiser le personnage A. Ils ont fait sentir au personnage A que la culture leur appartenait : on a instruit le personnage A qu'il usurpait le droit qu'il s'octroyait de revendiquer une connaissance intime (j'allais dire amoureuse) des œuvres de Mallarmé, de Joyce ou de Breton : un imposteur, un clandestin, un lettré frauduleux. Le personnage A se rend compte de ceci qui l'étonne : les équivalents du personnage B se comportent avec le patrimoine culturel comme de plaisants propriétaires terriens : ils le clôturent et en défendent l'accès. Et si vous franchissez la clôture, ma chère Marie-Odile, on vous fait sentir cruellement l'outrecuidance que vous manifestez. Le personnage A a mémorisé un certain nombre d'épisodes où des équivalents du personnage B lui ont fait sentir les insuffisances culturelles qui l'entravaient. Le personnage A ne dispose d'aucune légitimité pour afficher son amour de la littérature : même pas sa sincérité. C'est cette réalité qu'il est difficile de faire admettre aujourd'hui, ma chère Marie-Odile, car l'on voudrait faire croire que le plus grand nombre, sans distinction d'aucune sorte, est le bienvenu dans la culture et la sophistication intellectuelle. Quelle supercherie Marie-Odile ! Le personnage A n'éprouve aucune animosité pour les équivalents du personnage B : il voudrait qu'ils l'admettent. Ce sont les équivalents du personnage B qui éprouvent de l'animosité pour le personnage A et les éventuels équivalents du personnage A. Je noterai que jusqu'ici ce stratagème d'intimidation a parfaitement réussi : On observe que les équivalents du personnage A sont peu nombreux : il s'en rencontre rarement : on les oriente aimablement vers la bureautique.
Éric Reinhardt, Cendrillon (Stock, 2007, p. 366-373)
Commentaires
Fatigant ! Je pense que je ne le lirai pas, celui-ci. Merci des aperçus.
j'ai beaucoup aimé A sa ferveur et ses nuages. Cela se gate avec B à la fois caricatural, pas vu de l'intérieur. Par contre, rencontrant A il ne l'humilirait pas, il ne le verrait pas. Et si on insiste il serait d'une courtoisie délicieuse. Rupture de qualité et de style.
pour avoir un peu fréquenté certaine école où l'on croise des équivalents de B, je vous trouve bien optimiste, brigetoun...
je me demande si ces lourdeurs, ce côté assez bâclé, comme écrit d'un jet fulgural et énervé, l'usage parfois de termes impropres et ce sentiment de confusion (qqs fotes d'ortograffe aussi)général qui émanent de ce texte ne sont pas 100% volontaires - Et si c'est le cas (il faudrait lire le livre pour s'en rendre compte), je trouve ce texte très juste, et beau (d'ailleurs aussi pour avoir vécu moi-même ce sentiment de déclassement, à l'occasion de mes propres approches du milieu qu'il décrit), car ces licences (que les bourgeois appellent, lorsqu'elles ne sont pas produites par eux-mêmes, des "maladresses de style" - cf. Bourdieu), sont précisément celles-là qui sont opposées à tout ceux qui ont l'outrecuidance de forcer leur destin en s'intéressant à - en s'appropriant - cette sacro-sainte littérature qui n'est en principe pas de leur monde... Qqs elements à propos de ce bouquin cependant me chagrinent : cette pub autour du livre-pavé-dans-la mare, forcément épais, ces commentaires de l'auteur, forcément provocateurs, ce livre se trempant à un monde indigent, indigeste, lourd, dont il est aussi le reflet?
Berlol, il faut parfois accepter de se fatiguer pour accéder au plaisir de certaines lectures ! le roman est en effet assez dense, se veut un peu indigeste, mais quand on entre dans le propos il le devient beaucoup moins (même si, pour être honnête, il y a tout de même quelques longueurs, par exemple dans les monologues intérieurs de ceux que le narrateur aurait pu devenir)
brigetoun et jenbamin : en effet B est un peu caricatural, ou plus exactement vu à travers le regard de A (il s’agit dans le roman, pour la situer, d’une critique qui a assassiné Le Moral des ménages, l’un des précédents romans du narrateur – et de l’auteur)
ceci dit, comme vous jenbamin, j’ai croisé et supporté dans « une certaine école » et déjà en classes prépa pas mal de ses équivalents (l’une de mes camarades de prépa est aujourd’hui une critique littéraire installée !) et la caricature m’enchante (me venge!?)
(quant à la « courtoisie délicieuse », brigetoun, elle peut aussi être très humiliante !)
Jf paillard, ce qui vous « chagrine » me chagrinait aussi : j’ai commencé à lire avec méfiance mais dès les premières pages je me suis laissée complètement embarquer -- quant aux « maladresses de style » que vous décrivez, elles sont en effet en grande partie volontaires (même si le 100% est impossible) et sont d’ailleurs revendiquées :
« Que m'importe de bien écrire ? Quel sens cela a-t-il de bien écrire ? On me dit : Épouvantablement mal écrit. Quel sens cela a-t-il ? (...) je voulais faire hurler mes phrases. Comment fait-on pour faire hurler une phrase ? J'ai travaillé pendant des mois à faire hurler des phrases. Et on me dit : Épouvantablement mal écrit. » (p. 504)
(j’espère toutefois que les « fotes d’ortograffe » ne sont pas des coquilles oubliées dans ma relecture du texte scanné ! je vais relire encore)
en tout cas lisez-le … et donnez moi votre avis : je suis certaine qu’il sera pertinent …
c'est peut être parce qu'ils ont pour moi la gentillesse indiférente que l'on accorde aux vieilles inofensives. Mais il faut que le maître ou la maitresse de maison s'en mèlent. Je n'ai ni illusion, ni optimisme. Hors école ils mettent les formes
Et au bout, on a quoi ?
Vois-tu, chère Christine, quand je lis quelques lignes d'Olivia Rosenthal ou d'Antoine Volodine (je prends ces deux-là parce que ce sont mes lectures actuelles, mais j'aurais pu prendre Echenoz ou Sevestre), eh bien juste avec quelques lignes j'ai déjà quelque chose, quelque chose qui se tient, qui me tient, me rassérène, me réchauffe, me secoue, m'intrigue, quelque chose qui pourrait presque me suffire si j'allais mourir dans la minute.
Mais là, avec ces énormes citations que tu as déjà faites, je n'ai rien ! Du texte au kilomètre qui ne va nulle part et pire : qui ne m'a mené nulle part, ne m'a rien fait. Que bailler. Et regarder en bas de la page jusqu'où ça allait comme ça, pour en finir...
Cependant, j'essaierai quand même, par le début, dès que le livre sera à la médiathèque, en mettant ma mauvaise tête de côté, pour que tu ne croies pas que je suis inconséquent.
pas de problème, berlol, tout le monde ne peut pas aimer les même livres ! j'ai pour ma part ressenti l'émotion que tu décris dès les premières pages de Cendrillon (même si "mourir dans la minute" est peut-être un peu excessif, là comme ailleurs!) et c'est pour cela que je le cite aussi longuement ... mais je n'oblige personne : au moins cela te permet de savoir que tu ne l'achèteras pas !
j'aime moi aussi beaucoup Volodine (puisque tu le cites) mais pas mal de gens trouvent également "fatigante" son écriture, un peu pour les mêmes raisons en fait, les "tunnels" trop denses de monologues intérieurs qui peuvent paraître interminables si on ne s'identifie en aucune manière au narrateur : c'est pour cette raison que j'ai réagi un peu vivement à ton "fatigant"
(d'ailleurs, pour analyser plus avant ce qui me dérange dans ce terme, "fatigant" est aussi l'argument n°1 de ceux qui ne lisent pas et n'aiment pas lire : il est tellement plus facile de regarder un film si on veut des histoires ... je précise que je sais que ce n'est pas ton cas!)