Ia toute-puissante réserve des choses
Par cgat le lundi 24 décembre 2007, 01:01 - citations - Lien permanent
J'évoque, dans ces journées glissantes, fuyantes, de l'arrière-automne, avec une prédilection particulière les avenues de cette petite plage, dans le déclin de la saison soudain singulièrement envahies par le silence. Elle vit à peine, cette auberge du désœuvrement migrateur, où le flux des femmes en robe claire et d'enfants soudain conquérants avec les marées d'équinoxe va fuir et soudain découvrir comme les brisants marins de septembre ces grottes de brique et de béton, ces stalactites de rocaille, ces puériles et attirantes architectures, ces parterres trop secourus que le vent de mer va ravager comme des anémones à sec, et tout ce qui, d'être soudain laissé à son vacant tête-à-tête avec la mer, faute de frivolités trop rassurantes, va reprendre invinciblement son rang plus relevé de fantôme en plein jour. Sur le front de mer les terrasses vitrées, mortes, leurs ferronneries mangées de lèpres salines, angoissent comme des bijouteries mises au pillage, - le bleu usé, lessivé, des volets clos sur des fenêtres aveugles recule soudain incroyablement dans le temps le reflux de vie responsable de cette décrépitude. Pourtant, sous le soleil aigrelet d'une matinée d'octobre, des bruits naissent, se décrochent bizarrement du silence comme du rêve le geste solennel d'un dormeur - la barrière blanche d'une clôture de bois craque, une sonnette se répercute longuement d'un bout à l'autre de la rue avide. Je rêve. Qui s'annonce ici avec une telle solennité ? Il n'y a personne ici. Il n'y a plus personne.
Je m'enfonce maintenant derrière les villas rangées sur l'amphithéâtre de la plage, je parcours les avenues enfouies sous les arbres, au doux sol brun assourdi par le sable et les aiguilles des pins. Un silence équivoque s'établit sitôt tourné l'angle de la plage. Au cœur de ces cavées vertes des avenues, la rumeur de la mer ne parvient qu'incertaine, émouvante comme une rumeur d'émeute au fond d'un jardin endormi de banlieue. Sur les fonds de verdure sombre, minérale, des pins et des cèdres, soudain les bouleaux, les peupliers, flamboient, se résorbent en une légère fumée dorée, font courir leurs flammes rouges comme les chenilles de feu sur un papier consumé. Les jours approchent où la grande grisaille marine va rendre à tout le décor ses harmoniques fondamentales - une pigmentation subtile gagne çà et là, par flaques - le sel pâlit l'enduit des murailles, avive d'un rouge grinçant le fer des grilles, le vent de mer sable les planchers par les fentes des portes – une transgression soudaine, insolite, imprègne la petite ville, dure et grise comme le sel et le corail, de je ne sais quelles traces obscures d'un incendie froid, d'un raz-de-marée à sec.
Il arrive que par certaines après-midi, grises, closes et sombrées sous un ciel désespérément immobile, - comme sous la maigre féerie des verrières d'un jardin d'hiver - dépouillées de l'épiderme changeant que leur fait le soleil et qui tant bien que mal les appareille à la vie, le sentiment de la toute-puissante réserve des choses monte en moi jusqu'à l'horreur. De même m'est-il arrivé de m'imaginer, la représentation finie, me glisser à minuit dans un théâtre vide, et surprendre de la salle obscure un décor pour la première fois refusant de se prêter au jeu. Des rues une nuit vides, un théâtre qu'on rouvre, une plage pour une saison abandonnée à la mer tissent d'aussi efficaces complots de silence, de bois et de pierre que cinq mille ans, et les secrets de l'Égypte, pour déchaîner les sortilèges autour d'une tombe ouverte. Mains distraites, porteuses de clés, manieuses de bagues, mains expertes aux bonnes pesées qui font jouer les pierres tombales, déplacent le chaton qui rend invisible, - je devins ce fantomatique voleur de momies lorsque, une brise légère soufflant de la mer et le bruit de la marée montante devenu soudain plus perceptible, le soleil enfin disparut derrière les brumes en cette après-midi du 8 octobre 19...
Julien Gracq, « Prologue », Un Beau ténébreux (Corti, 1945, p. 11-13)
Si en hommage à Julien Gracq j'ai envie de citer le prologue de Un beau ténébreux, c’est que ce texte demeure attaché pour moi à un souvenir précis : c’est en écoutant un commentaire virtuose qu’en faisait l’un de mes professeurs, Henri Bonnet, que j’ai compris - et ressenti, comme une émotion - l’intérêt de l’exercice de l’explication stylistique d’un texte
… et puis, comme Gracq, je goûte la mélancolie des plages désertées hors saison, et j'aime la plage de Morgat, qu’il évoque ailleurs à propos de ce texte :
Je rouvre quelquefois encore le prologue de Un beau Ténébreux, roman que je n'aime plus guère. Parce qu'il me semble y retrouver, assez fidèlement rendue, l'atmosphère à la fois limpide et triste, presque recueillie, qui est celle des plages de septembre (et que j'ai peut-être ressentie pour la première fois en visitant avec Queffélec et son frère, en 1931, la plage de Morgat et son grand hôtel vide où nous déjeunions tous les trois).
Carnets du grand chemin (Corti, 1992, p. 177)
Commentaires
merci pour ce cadeau - merveille notamment de la première longue phrase, et alors que le rapport est ténu, j'ai repensé à "la presqu île",mon premier contact avec ses livres (toujours en retard suis) et j'ai envie de le relire
Intrigué par ce "que je n'aime plus guère" - et surtout par l'"explication" qui en est donnée.
Lecteur récent d'Un beau ténébreux, après d'autres textes moins anciens, j'étais un peu triste aussi de l'aimer moins - n'ayant pas eu la chance sans doute d'être éclairé dans ma lecture comme vous avez pu l'être.
de fait le "que je n'aime plus guère", qui s'applique au reste du roman, n'est pas expliqué : ce qui l'est c'est pourquoi le prologue fait exception
Merci de lier la citation et l'hommage à des choses personnelles. Ainsi l'œuvre, l'homme, la vie se lient ensemble et à nous, et la littérature se prend (s'éprend) dans la vie.
Car à quoi servent toutes ces notes de blog, un peu partout, qui ne font que répéter "l'information", singer le journalisme facile ?
La blogosphère devient une chambre d'échos infinis et stupides... si nous n'y mettons de nous-mêmes à chaque fois !
Cher Berlol,
Noël au Japon, Pâques aux tisons...
J'ai vu ton commentaire sur le blog de Cgat (25 décembre) et je me pose la question : y-aurait-il un seul type de blog qui soit valable, celui qui met en ligne son "moi" dans le calendrier (ou le sablier) des activités quotidiennes répétées et le "lie" (en le soulignant) à la moindre information - aussi littéraire soit-elle - rapportée de toute façon.
Si je choisis, par exemple, sur mon blog sans prétention, de parler de Julien Gracq, de manière très peu approfondie (il y a des spécialistes), c'est sans doute que la mort de cet écrivain ne m'est pas vraiment indifférente, même si ma maîtrise (de philo), je l'ai faite sur Nietzsche.
Si j'analyse l'affiche d'un hebdo avec Sarkozy en couverture, c'est sans doute que ce Président-marionnette ne peut me laisser sans réaction (même s'il la monopolise à lui tout seul) et que j'ai envie de marquer cet aspect de la propagande que l'on subit en France.
Alain Badiou ou Christian Salmon, à ce compte-là, "répètent" légèrement la "saga" sarkozyenne et pourraient être taxés, paradoxalement, de jouer le jeu du pouvoir à cause de cet effet-miroir involontaire.
Il m'arrive d'ailleurs de parler d'autre chose que de politique, par exemple de sujets plus personnels.
Et je ne saurais, en tout cas, considérer la littérature comme un univers qui m'est extérieur. Sinon, je n'y ferais jamais allusion (je m'y connais peu en ping-pong ou en mangas).
Ce qui fait l'intérêt des blogs, c'est surtout, me semble-t-il (j'ai seulement 7 mois et demi d'expérience dans ce domaine), leur diversité et leur pluralité : s'il devait exister un modèle unique (celui décrété comme seul intéressant : l'ego en ligne), il faudrait peut-être alors créer une "Haute autorité" pour surveiller quels sont ceux qui correspondent à la norme !
Car rien n'oblige personne à lire tel ou tel blog, le choix est plutôt vaste.
Mais le jour où chaque individu de notre planète disposera de son propre blog, il sera difficile de faire le tri ou d'établir un "chart" de ceux qui sont "dans la ligne" ou de ceux qui en dérivent, parfois par simple plaisir de taper sur un clavier de micro...
Et sans se mettre martel en tête, déjà suffisamment concassée par ailleurs.
Ceci dit en toute amitié lointaine.
même si je ressens certains soirs l'effet "chambre d'échos infinis et stupides" dont tu parles, Berlol, je suis plutôt d'accord avec Dominique Hasselman :
que chacun se sente libre de faire court ou long, intime ou extime, littéraire ou politique, original ou pas est sans doute le meilleur moyen de découvrir ici ou là des pépites
d'ailleurs la répétition des infos, avec ses nuances, avec son insistance concernant certaines nouvelles (symptômatique de l'urgence qu'éprouve chacun à s'approprier telle indignation ou telle découverte) a parfois ses charmes
a contrario les "choses personnelles" sont parfois elles aussi (on s'en aperçoit vite à zapper d'un blog à l'autre) terriblement répétitives (comme des lieux communs de notre humanité partagée)
Vous avez raison tous les deux et je vous prie d'excuser ma... vivacité. C'est que je sens parfois un peu d'hypocrisie (en sus de la stupidité) : reprendre l'info, capter du flux, etc.
Mais comme le dit Dominique, on peut choisir ses blogs et si l'information est succinte, ce peut être la marque d'un intérêt... pudique, parfois plus appréciable, en effet, que les débordements de l'ego...
Merci, Berlol, je craignais de t'avoir "froissé" par ce commentaire public, alors que tu ne me visais sans doute pas particulièrement.
J'ai regretté aussi d'avoir été un peu "vif" et trop direct, sachant que tes nouvelles du Japon m'apportent toujours (même si je ne les lis pas assez souvent) un regard original - cette photo de lampadaire ! - sur un pays que je ne connais pas autrement que par des livres... ou un blog comme le tien.
Amitiés à la française.
Non non pas de froissement. Nos bonnes relations réticulaires passent aussi pas des désaccords qu'il vaut mieux dire.
Et si on me laissait écrire n'importe quoi, ce serait comme s'il n'y avait personne à l'autre bout...
(Je suis bien content que mon lampadaire t'ait plu...)
Que le goût du saké efface ces petits nuages passagers... avec mes souhaits d'une heureuse année prochaine (ainsi qu'à la rédactrice de ce blog et à tous ses lecteurs) !
avec modération le saké !.. en tout cas que personne n'hésite à venir ici exprimer sans modération ses désaccords accords agacements nuances, surtout si tout cela reste amical ... comme le dit Berlol l'essentiel est qu'il y ait quelqu'un à l'autre bout