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Un calcul, même très approximatif, du nombre d'heures dont nous avons disposé au cours de notre vie pour la lecture, nous prouve que nous avons en réalité lu sensiblement moins de livres que nous ne le croyons. Nous n'avons pas eu le temps matériel de lire tous les livres que nous pensons avoir lus.
Mais les livres que nous avons lus sont bien loin d'être les seuls éléments de notre culture livresque. Comptent aussi, parfois presque autant, ceux dont nous avons entendu parler, d'une manière qui nous a fait dresser l'oreille (l'oreille interne), ceux dont un passage cité ailleurs isolément a éveillé en nous des échos précis, ou dont la mitoyenneté avec des ouvrages déjà connus de nous a permis au moins l'étiquetage. Ceux dont nous ne connaissons guère que le titre et le sens général, mais qui, dessinés en creux par les frontières des livres connexes, figurent pourtant, dans notre répertoire livresque, comme références utilisables.
Cette culture accrue par enjambements, par recoupements et par contamination, est peut-être la vraie culture livresque. Le livre est contagieux. La masse des livres déjà connus confère une demi-réalité maniable aux livres non lus encore qu'elle cerne et fait pressentir. Ainsi, à partir d'un certain acquis, la culture livresque, alors que la lecture ne suit qu'une progression arithmétique, peut se développer de manière presque exponentielle par une méthode qui n'est pas sans analogie avec la solution d'un puzzle, et que les polyglottes expérimentent tous pratiquement pour l'acquisition de nouvelles langues. Pour s'enrichir pleinement par la lecture, il ne suffit pas de lire, il faut savoir s'introduire dans la société des livres, qui nous font alors profiter de toutes leurs relations, et nous présentent à elles de proche en proche à l'infini. Une preuve a contrario en est fournie par l'autodidacte de La Nausée.

Julien Gracq, Carnets du grand chemin (Corti, 1992, p. 262-264, Gallimard, Pléiade, 2, 1995, p. 1086)