les ficelles du métier
Par cgat le jeudi 14 février 2008, 00:35 - écrivains - Lien permanent
Linda : Comment on parle aux jeunes ?
T'as quel âge toi ?
Linda : 19.
Et à 19 ans tu te demandes comment tu dois parler aux jeunes de ton âge ? On en est encore à se coltiner ce genre de problème. Ne colportez pas ces clichés d'adultes pédagogues qui n'ont rien réglé et ne veulent rien régler. On a déjà dit, dans ce stage, à quel point on se foutait des donneurs de leçon.
II n'y a pas de recette pour s'adresser à ce tout nouveau groupe homogène inventé par les adultes et les médias. C'est du masochisme collectif, ils ne se relèvent toujours pas d'avoir lâché tant de leste, eux, élevés dans le respect de l'autorité parentale et la tradition. Ils ont honte, cherchent le dialogue, maintenant, colmatent les brèches, inventent des catégories qui pourraient s'entendre sur une langue commune avec très peu de vocabulaire. Mais ces jeunes pseudo révoltés n'attendent de nous aucun ton particulier, ni concession, ni complicité : ils attendent de nous des réponses à certaines questions, pas qu'on émette encore des doutes sur leur capacité à comprendre.
Un jeune est un civil. Il cherche un pays, des lois, des recours, des actes, des marges de manœuvre, des libertés, des marchés, des produits, des avantages. La révolte, il s'en branle, l'obéissance, il s'en branle, le dialogue, il s'en branle.
La jeunesse, c'est vous. Vous restez frais avec l'uniforme. La Police est le métier qui produit le plus de jeunes officiants. Pourquoi ? Parce que c'est vous qui en avez le plus besoin, parce que vieillir c'est pour plus tard et là seulement on verra ce qu'on fera de la Police. (p. 129-130)Mettre un mot comme incivilité sur le marché, c'est marginaliser ceux qui s'y livrent. Vous me direz qu'un simple mot ne risque pas de les émouvoir, mais justement si. Il crée un besoin, le besoin de mettre un terme aux incivilités. Encore rien de persuasif ? Si. Parce que tant que le mot ne circulait pas, c'était des libertés qu'on prenait. Il a scindé le principe de liberté en deux : les libertés et les incivilités.
La profession, le logement, les droits, les lois, ne suffisent pas au civil pour s'intégrer à sa société, il lui faut aussi ne pas commettre d'incivilités. En augmentant le nombre des civils marginaux pris en flag, il les pousse à regagner massivement leur légitimité. Bientôt, commettre une incivilité sera un peu honteux. (p. 143)L'art des mystificateurs est de savoir préparer le terrain dans les moindres détails, mais il faut un certain aplomb pour venir défier la Police en son sein. Modena doit cette témérité au fait que sa mère a été un personnage de notre service, ayant occupé le poste de chef d'escadre durant toute sa carrière. Lana aurait pu enseigner à des recrues vue sa maîtrise du métier. Il n'était pas rare que nous lui demandions son avis avant une intervention délicate lorsque je débutais en ma qualité de jeune inspecteur. Aujourd'hui, Lana a pris sa retraite et s'occupe d'œuvres sociales à Fun ainsi que des œuvres de la Police dont elle assure la direction.
Modena était donc parfaitement bien informé des ressources du métier, d'autant qu'à 20 ans, il passait déjà le concours d'entrée à la Police madèrienne, sans résultat. Pourquoi l'avoir raté ? C'est un mystère complet : nos archives montrent des notes satisfaisantes venant s'ajouter aux garanties qu'offrait sa mère en pareille occasion. Il semble que ce soit un renoncement impromptu de sa part en plein milieu du concours d'admission. Sa passion d'instruire, déjà à cette époque, a dû submerger sa volonté d'exercer.
Impatience ? Non. C'est à presque 40 ans que Josh Modena a pris l'initiative de son usurpation, soit vingt ans après ce premier passage dans nos services. Il s’est donné le temps d’apprendre, de connaître toutes les ficelles du métier. (p. 159-160)
Daniel Foucard, Civil (Léo Scheer, Laureli, 2008)
Fiction polémique et piégeuse, imposture philosophique, réflexion pernicieusement drôle sur les pouvoirs trompeurs du discours et de la fonction sociale.
Daniel Foucard a
publié auparavant :
- Peuplements (Al Dante, 1999)
- Stabilité (Poésie Express, 2000)
- Container traité de remplissage (Sens & Tonka, 2001)
- Novo
(Al Dante/Léo Scheer, 2002)
- Cold (Léo Scheer, Laureli, 2006)
en ligne :
- lecture par l’auteur
- d’autres extraits chez Berlol, qui dit n’avoir pas aimé la chute, ce
qui laisse perplexe
- Benjamin Berton, « Mais que fait
la police ? » (fluctuat.net)
- Eric Loret, « Philosoflic » (Libération)
- Nathalie Quintane (Sitaudis)