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Je connais cette engeance, c’est la mienne et je suis comme eux.
À mon avis, on n’est pas des êtres humains.
Les crevards, ici, c’est des types de Bondy, de Garges, de Trappes, de Stains, de Goussainville, de Vitry. Du faisandé. Du pathologique. Tous détenus pour de très bonnes raisons. Tous coupables. La plupart responsables. Tous innocents. Tous prêts à vous égorger si vous leur tournez le dos.
Ils ont leur propre logique.
C’en est pas une mais ils l’appliquent à ce vaste monde souffrant. Ils jouent leur rôle dans la comédie humaine. Comme les facteurs ou les chauffeurs de bus. Leur boulot, c’est de faire les fils de pute et ils le font bien. (p. 10-11)

Il y a un moment où les mots ne veulent plus rien dire et ce moment-là, dans une prison, il arrive assez vite. Pourquoi ? Parce que la Raison suit la Force. Même que ça s’appelle la Domination. Vous pouvez vous contenter de mettre des menottes aux crevards, de les tenir entre quatre murs et parler. La Parlotte, ça va avec le Pouvoir et le Pouvoir, ça va avec la Force et l’Horreur. Ça enrobe, c’est tout.
Vous avez le Pouvoir, vous parlez, vous avez raison.
Vous avez une machette dans les mains, vous parlez, vous avez raison.
Vous êtes non-violent, vous parlez, vous avez tort.
C’est la logique du monde. (p. 18)

Vous faire avaler l’injustice du monde, ça, c’est le travail des collèges de France.
Et des profs.
C’est eux les vrais bâtards.
Ils sont pires que les flics. Et ils s’en tirent toujours. Ils ont les mains propres. Toujours. Les profs gardent le monde injuste. Pour qu’on reste entre nous, entre Noirs et Arabes. Les collèges sont des ghettos. Et ceux qui disent le contraire n’ont jamais pris le RER ou ont du caca dans les yeux. Suffit de les ouvrir pour le voir. (p. 104)

Skander Kali, Abreuvons nos sillons (Rouergue, 2008)

Un premier roman qui, sans excès d’angélisme, de noirceur ni d’inculture, donne une voix à Cissé, monstre, criminel et humain, à qui les tragédies de Corneille et les hymnes nationaux qui parlent de « sang impur » ont donné dès le collège l’envie d’arrêter de respirer.

Né le 15 mars 1970, Skander Kali est enseignant à Paris. Il a longtemps vécu à Vitry-sur-Seine.