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Le premier jour, l’éternel chaos suivait son cours, tout était normal.
J’étais posté là, à l’entrée de la ville et à la sortie du métro. Une zone frontière où une foule de ce qu’on appelait des gens se faufilait sur les trottoirs, moitié pauvres, moitié moyens. Ils allaient au travail, se glissaient dans les transports, rentraient du travail. Se croisaient rapidement. Évitaient de croiser les regards. La terre grondait sous leurs pieds et le ciel menaçait leur tête. Alors ils la rentraient, leur tête, entre les épaules ; et ils paraissaient plus petits. Comme toutes les zones frontières, ça avait des allures de centre du monde, ici, un florilège d’humanité. Un peu de résignation et beaucoup de quotidien.
Je faisais partie des gens, aucun doute là-dessus. J’avais pas trop envie de faire la révolution alors j’ai commencé le boulot, comme tous les matins. Je vendais mes journaux au milieu du bordel urbain. C’était ça mon job, annoncer les titres un peu fort, interpeler le chaland, vendre les mauvaises nouvelles. L’endroit était stratégique, j’avais de la concurrence. Parce qu’on trouvait d’autres business à la sortie de ma station. On y vendait de la drogue de mauvaise qualité, du maïs transgénique grillé, des gadgets made in China et des provisions de spiritualité. Pas simple de se faire entendre, l’humanité est bruyante. (p. 9-10)

La chambre de Tim : un amas de câbles et à peu près tout ce que la marque Apple avait sorti ces deux dernières années. Il se nourrissait essentiellement de soupes et de fruits secs, passant le plus clair de son temps scotché à son ordinateur avec un drôle d'éclat dans le regard. Il arpentait le web sans relâche, assoiffé de neuf, pèlerin sans véritable quête. Tim pouvait bloquer des heures sur des thèmes comme la thermodynamique ou l'eczéma. La nuit, il se dispersait dans les mondes virtuels, dont il réfutait l'appellation.
- Ils ne sont pas virtuels, ces mondes. Ce qui s'y passe s'y passe vraiment. Ce sont des consciences qui agissent. Sans corps, mais elles agissent.
Tim avait commencé par élever des porcs en ligne. Il a nourri ses bêtes quotidiennement et a fait fructifier son exploitation pendant des années. Lui qui n'a jamais vu un animal en vrai. Une sorte de retour à la terre numérique. Il avait fait partie des pionniers des Sims et de Second Life. Il était désormais membre d'une douzaine de sociétés en ligne. Dans This land, World behind ou dans Here, ses avatars répondaient tous au nom d'Aloysius Polo.
Il ne jouait pas. Défoncer du monstre en réseau, ça ne l'excitait pas trop. Il se contentait de mener des vies parallèles.
Aloysius Polo est un homme d'affaires asiatique. Aloysius Polo est une bimbo black. Aloysius Polo est un militant écologiste blanc. Un trafiquant, un touriste, un pilote de chasse. Tout le monde. Personne. Tim.
Pour moi, la vie c'était dehors, et je l'incitais à sortir de sa chambre un peu plus souvent. Il prenait alors un ton professoral (Tim a tendance à pontifier) pour me détailler son credo.
- Écoute, Will, le monde est cartographié, les grands fonds océaniques semblent avoir révélé leurs derniers secrets, les pôles et les déserts sont devenus aussi mystérieux qu'un Disneyland. On a marché sur la Lune. Mars on ira bientôt, mais on sait déjà ce qu'on va y trouver. Les derniers territoires à explorer sont ceux qu'il nous reste à créer. (p. 44-45)

Constatons l'humanité du troisième millénaire. Elle est traversée par deux courants majeurs : uniformisation et individualisation. Les migrations de population et l'accès généralisé à l'information produisent ce double mouvement: métissage (génétique et culturel) et repli sur soi (communautaire et psychologique). On se ressemble de plus en plus et on est de plus en plus seuls.
Je l'avais bien vu en parcourant le globe : non seulement on se comporte tous de la même façon, mais on aura bientôt tous la même tête. Dans quelques générations, les blonds auront disparu, tous les nazis du monde n'y changeront rien.
L'autre grand mouvement, c'est l'autonomisation du sujet, et l'isolement qui va avec. Chacun dans sa bulle, abreuvé aux mêmes sources.
Condamnés à devenir des clones tristes par la dilution des identités et l'éloignement du réel organique. L'Autre sera de plus en plus flou. Il sera impossible de le définir, de peur de l'offenser. Or, quand on ne peut pas définir l'altérité, on ne peut pas se définir Soi. Je ne pense plus, je ne suis plus.
Nous nous estompons. (p. 219-220)

Julien Blanc-Gras, Comment devenir un dieu vivant (Au Diable Vauvert, 2008)

Comment devenir un dieu vivant est une « comédie apocalyptique » loufoque et pleine de trouvailles, qui se décrit comme « auto-science-fiction » (p. 211) : un « loser » y devient le prophète médiatique d'une « religion open source » (p. 140) en invitant ses contemporains à proposer en ligne des solutions pour « trouver un parachute pour l’humanité. Pour qu’elle se crashe en douceur » (p. 152).

Julien Blanc-Gras est né en 1976 à Gap.
Il a publié auparavant Gringoland (Au Diable Vauvert, 2005), lauréat du Festival du premier roman de Chambéry.