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Évidemment, un jour, il faudra bien que la mort survienne, et ce sera certainement tout aussi con, inopportun, inopiné. Aucune circonstance ne saurait rendre cette réalité acceptable. Mais ce n'est pas le moment, c'est tout, pas le moment. Est-ce qu'on peut être prêt un jour pour ça, d'ailleurs ? Est-ce qu'on peut vivre en se disant qu'on est prêt à ce qu'elle survienne à tout moment, qu'on a tout préparé ? Des sous-vêtements qui ne feraient pas honte. Des papiers rangés, des objets assignés à leur future destination, des secrets prêts a être divulgués selon le plan choisi, ou bien purement et simplement passés à la déchiqueteuse. Rien qui traîne. Pas de hasard. Ce serait la mort avant même qu'elle vienne. Non, mieux vaut toujours la considérer comme une invitée qu'on ne peut pas attendre.
# Un peu comme si l'autre débarquait, pour nous surprendre tous les deux. Venant nous chercher dans la chambre 505 de cet hôtel pour adultères, après avoir avalé en voiture, d'un coup, les quelques dizaines de kilomètres depuis l'appartement au bord de mer. Pour faire esclandre et réclamer son dû.
# Un peu comme si l'autre débarquait, au milieu de la vie de tous les jours enfin recommencée, pour tout foutre en l'air. Venant directement à la résidence des Cyprès, au moment du dîner de famille, après avoir avalé en voiture, d'un coup, les quelques dizaines de kilomètres qui nous séparent de l'hôtel où son attente aura été vaine. Pour faire esclandre et réclamer son dû.
C'est que le réel est redoutable. (p. 102-103)

Une route. On l'emprunte pour se déplacer, on n'y pense pas. Dans l'utilisation, elle est comme transparente. Le paysage, pourtant, elle ne fait pas que le traverser. On ne peut pas dire qu'elle l'abîme : nous y sommes tellement habitués. On la voit filer, droite au travers des plaines céréalières, serpenter entre des collines molles et boisées, se hachurer de traversières. On la pense comme un ruban apposé et neutre, qui rajoute quelque chose au paysage, mais qui rajoute seulement Une décoration, au mieux, une cicatrice souvent. Quelque chose de surajouté. C'est naïveté d'y croire. Sans la route, le paysage est indéchiffrable, n'existe pas. Cette suture rapproche les lieux si bien qu'avant ça on se demande même s'ils existaient. Car désormais les lieux sont orientés. Point A départ, point B arrivée. Et entre les cieux la route, offrant un certain nombre de vues sur ce qu'elle traverse, mais à titre accessoire, et comme en surplomb. (…)
La route fait l'espace, dicte le paysage.
De notre vie, le récit fait pareil. Il est anodin, on le prend sans s'en rendre compte. On pourrait même penser qu'il est impossible de faire sans. Mais ce qu'il impose a un coût. Le récit exige beaucoup de celui qui l'emprunte. Le récit veut de la continuité, de la vitesse, de l'efficacité. Le récit veut du monumental, sur quoi s'accrocher quand il s'agit de faire une pause, retrouver du souffle. Surtout, le récit veut arriver quelque part.
Priorités établies, sens définitif.
Il n'y a qu'à essayer pour voir. Prendre l'exemple minimal : récit d'un trajet, d'un point A à un point B. II n'y a qu'à essayer et on en a tout de suite la preuve. Trajet simple, par la route, rejoindre la mer le temps d'une journée. L'itinéraire est connu. Mais voilà, le point B échappe un peu, on ne sait plus qui y retrouver. Les priorités s'évanouissent, le sens n'arrive pas à naître d'un choix toujours encore à faire. La destination reste indécise. Que se passe-t-il dans cet exemple minimal ? Qu'à la fin du récit on se sent floué. On se sent floué bien qu'arrivé, car le récit arrive toujours. Bien sûr qu'on peut moduler, prévoir des méandres, entrecroiser plusieurs fils qui se tissent ensemble, ou bien s'emmêlent. On peut même faire semblant de ralentir, se perdre. Bien sûr. Mais quoi qu'on fasse, quand on emprunte au récit, on se soumet à la religion de la destination. L'espace n'est là que pour être traversé. Le temps, que pour mesurer la vitesse à laquelle le point d'arrivée est atteint.
Atteindre, voilà ce que veut le récit. Mais atteindre quoi, ou qui ?
Et n'y a-t-il pas des manières d'atteindre qui puissent échapper au mouvement ?
(Postface, p. 141-143)

Cécile Portier, Contact (Seuil, Déplacements, 2008)

Contact est le premier livre de Cécile Portier, qui travaille à la Bibliothèque nationale de France.

Le temps d’un trajet en voiture entre Paris et la Méditerranée, une femme qui « ne sait pas ce qu’elle veut » (là je m’identifie !) s'impose de choisir entre aller retrouver # son amant ou # son mari : le récit épouse les mouvements, virages, dépassements, pauses, carrefours et bifurcations d'un monologue intérieur bien moins rectiligne que l'autoroute.