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Je dis « je », mais je m'aperçois que je ne me suis pas présenté encore. Disons que je m'appelle Schwahn. Les noms ou les surnoms sont des manières commodes d'étiqueter les gens, mais ils ne signifient pas grand-chose. Il n'y a pratiquement rien derrière. J'aurais pu en choisir un autre, plus parlant, mais, même si celui-ci ne correspond à rien, il me conviendra ici. Disons donc que je m'appelle Schwahn. Physiquement il n'y a pas grand-chose à signaler à mon sujet, je ne ressemble à rien de particulier: comme vous je suis contenu dans une peau et, en haut, il y a un visage. C'est dire que je pourrais passer inaperçu à peu près n'importe où. Mon visage est, je crois, celui d'un solitaire, déjà fripé, déjà usé, déjà depuis plusieurs années proche de la mort, comme c'est l'habitude ici-bas dès qu'on a dépassé la quarantaine. (« un exorcisme en bord de mer », p. 17)

On nous a appris énormément de choses, mais avant tout on nous a appris à nous taire et à oublier. Je me rappelle les instructions que nous recevions au cours des séances consacrés au brouillage de la mémoire, au brouillage de l’inconscient et à l’oubli. (« L’oubli », p. 163)

(…) il s'agissait avant tout d'apprendre à ne pas parler. Mariya Schwahn nous enseignait à ne pas parler tout en tenant un discours censé, à ne pas parler tout en lâchant torrentueusement de longs délires. Dans tous les cas il fallait feindre de ne rien cacher, et surtout de ne rien avoir à cacher. Se taire devant l'ennemi était rarement la tactique préconisée par Mariya Schwahn et ses équivalents mâles et femelles. Parler étant inévitable, il nous fallait apprendre à être remarqué par l'ennemi pour tout autre chose que notre relation à l'Organisation. À la fin des séances nous étions capables d'ignorer tout des mécanismes internes et des objectifs de l'Organisation, et même d'avoir du mal à nous représenter son existence. On nous apprenait à métamorphoser poétiquement et scrupuleusement la vérité afin que rien de crédible n'en subsiste. À la fin des séances, rien ne restait de la vérité, en nous comme ailleurs. On ne nous apprenait pas à mentir, mais plutôt à croire intensément à d'autres vérités, à croire à l'ailleurs et à oublier le reste. (« L’oubli », p. 164-165)

Il nous fallait, en particulier, ne pas succomber à la tentation de laisser une trace ou une vaine signature qui contredisent, même d’une façon imperceptible et cryptée, la médiocrité de notre existence avant ou après la mort. Cette tentation existe, on la combat avec des techniques de base mais elle existe. Il fallait donc apprendre à oublier aussi après la mort, à oublier l’idée même de laisser une trace. (« L’oubli », p. 169-170)

Brown s'installa sur le lit et ouvrit Vain temps après. C'était, je l'ai dit déjà, un recueil d'entrevoûtes rédigées par Maria Samarkande et un collectif de bagnards post-exotiques. Brown n'avait jamais été un fanatique de littérature, et, après une quinzaine de pages, il se rendit compte qu'il n'avait absolument rien retenu du texte. Comme souvent dans ce genre d'œuvre, l'histoire mettait en scène des chamanes à l'agonie, des morts traversant leurs ultimes cauchemars, des moines-soldats et des oiseaux. Brown ne se sentait pas en sympathie avec de tels personnages. Il referma le livre en grimaçant. Qu'est-ce que j'ai à me pencher sur ces élucubrations, pensa-t-il. Pourquoi est-ce que je m'oblige à suivre les pénibles aventures de ces losers. (« Crise au Tong Fong Hôtel », p. 204)

Lutz Bassmann, Avec les moines-soldats (Verdier, Chaoïd, 2008)

Il est très troublant d’être en train de lire Avec les moines-soldats de Lutz Bassmann et de retrouver un peu partout dans la rue les affichettes rouges « Seuls ceux que j’aime Seuls ceux que j’aime Écoutez ! », le mot de passe / mantra / slogan que l’on retrouve dans la « novelle » quatre (centrale comme une clef de voûte ?) du volume, intitulée « Un univers prolétarien de secours » (p. 97 sq.).

Cela donne l'impression de faire partie d'une société secrète d'initiés, et que débordent dans la réalité les échos que la fiction développe d'un texte à l'autre (comme quand le livre que lit Brown dans « Crise au Tong Fong Hôtel » (six) porte le titre de la 7e « novelle »).

Alors en rentrant on tape, pour voir, « volodine vrai nom » dans google, on arrive sur une page du site de sf noosfere qui fournit une « réponse » (avec juste en dessous cette mention poétique : « Pseudonyme(s) collectif(s) : LIMITE » ) ... et on se demande si « Jean Desvignes » (patronyme définitivement post-exotique dans son absence d'exotisme radicale) est le « vrai nom » ou un personnage de plus de Volodine ... puis on surfe un peu et on s'aperçoit que Berlol lit aussi Avec les moines-soldats ... et on se dit qu'il a peut-être la réponse ?