Le lait de douche a un parfum d'amande. Tout en me savonnant sous l’eau tiède, je me dis que si je n’avais pas accepté certains rôles, ma vie tout entière aurait été différente. Si je n'avais pas été Maria, la jeune fille au visage pur et aux mains meurtrières, j'aurais probablement continué à jouer des ingénues plus longtemps, et cela n'aurait pas seulement affecte ma carrière, mais ma vie tout entière... J'aurais pu être lisse jusqu'à la fin des temps, confinée dans ce type de rôles.
J'aurais continué à faire des films pour avoir un métier, sans même le choisir vraiment.
Je me serais dit que la vie d'actrice n'est pas toujours aussi romanesque qu'on croit.
Je me serais peut-être effacée, à force du jouer ces rôles-là. Ma fadeur aurait été stigmatisée, le public en aurait eu assez de cette jeune femme trop simple, les réaIisateurs se seraient fatigués de ce visage trop parfait, ils se seraient passé le mot, j'aurais été obligée d'arrêter ma carrière avant même de l'avoir vraiment commencée.
J'étais devenue actrice par hasard, j'aurai cessé de l'être par choix.
J'aurais coulé des jours calmes et pareils les uns aux autres, entourée du mes enfants, j'en aurais eu quatre ou cinq, et j'aurais rêvé dans ma cuisine aux mille vies que j'aurais pu avoir, comme dans un roman de Régis Jauffret. J'aurais joué, en somme, mais en silence.
Bien des jolies filles devenaient des mères au foyer parfaites.
J'essuie du revers de la main quelques gouttes écrasées sur le rebord du lavabo. (p. 12-13)

J'ai pose pour des milliers de photos dans ma vie. J'ai eu des milliers de visages différents. Gamine, délurée, bourgeoise, séductrice,élégante, raffinée, sexy, femme de tête.
Une autre Cindy Sherman. Derrière mon visage impassible vivent toutes les possibilités de moi. Et je me sens être multiple, ou rien.
Peut-être que mes différents visages, finalement, au lieu de me définir, une femme et sa singularité, ne font qu'affirmer que Dorine M. n'existe pas. Peut-être n'avons-nous pas un seul moi, mais au contraire de multiples fictions du moi. Nous sommes tout à la lois, la maman et la putain, la femme de tête et la soumise, la Fille aux yeux clairs et Grisélidis, toutes issues de la résistante et de la fille des yéyés, nous n'avons pas une identité individuelle, mais plutôt diverses figures collectives que nous empruntons selon le contexte : la fille de joie, la fille à papa, la femme fatale. Des figures, des costumes en fonction du rôle à jouer. Chacune d'entre nous porte en elle l'existence de toutes les autres, et passera par les mêmes moments, bons ou mauvais.

Il n'y a peut-être pas de vrai moi, seulement les différentes apparence, friables, que nous prenons au fil des années, selon le regard des autres sur nous, et les événements extérieurs. Chez les actrices, cela se voit juste un peu mieux, c'est tout. Pas de vraie Dorine M., mais de multiples Dorine M. Fictions de l'intimité. Simulacres de l'existence, qui cherchent à nous faire croire que nous sommes uniques.
Nous avons tous une vie réelle et des vies imaginaires, et aucune ne doit primer sur les autres. Il s'agit de garder l'équilibre. (p. 108-109)

Tout me semble absurde, décousu. Et soudain la vie me semble aussi destructurée que des rushes : moments sans lien les uns avec les autres, que j’essaie de mettre bout à bout, d’organiser ; des morceaux de temps que j’agrège ; un film que je montre au fur et à mesure que je le tourne.
Ordonner le chaos. Essayer de choisir entre les prises, entre les diverses expressions du visage et les inflexions de voix, les différents sens d’un mot selon la façon qu’on a de le prononcer.
De peur de ne rien y comprendre, nous inventons un récit. Chaque épisode de notre vie n’existe que parce que nous avons fait l’effort de le raconter. Nous inventons une histoire avec tous ces instants épars, nous décidons qu’un figurant devient un premier rôle, qu’une scène en flash-back devient la cause de ce qui nous arrive. Dans chacune de nos vies, il y a des second rôles, des jeunes premiers, des régisseurs.
Nous sommes tous des interprètes. C’est notre enfermement, et notre liberté. Nous sommes Manon Wilms et la Veuve Ching. Nous sommes Dorine Morel, si l’on veut. Et puis nous-mêmes, dans cette histoire que nous nous racontons chaque jour.
Nous sommes des mille-vies. La nôtre est composée de toutes celles que nous avons vécues en songe l’espace de quelques minutes, quelques après-midi, quelques années.
Sans fiction, nous ne pouvons pas vivre. (p. 151-152)

Delphine Coulin, Les mille-vies (Seuil, 2008)

Delphine Coulin est aussi réalisatrice, et a publié :
- Les traces (Grasset, 2004)
- Une seconde de plus : nouvelles (Grasset, 2006)

des critiques en ligne :
::: Chez Clarabel
::: Livres de malice
::: Pierre Assouline