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Ce carnet de bord rend compte de mes activités dans une maison de joie située en baie de Paimpol. Il n’a pas l’ambition d’une étude universitaire classique relevant de la sociologie participative qui voudrait s’ériger en description de référence de la vie d’un bordel contemporain - je n’en ai ni la compétence scientifique ni la patience rhétorique. Il est également étranger au bricolage, par un auteur intuitif et admiré, d’un petit essai à la française sur la peur de l’eau. Disons qu’il exprime un travail de comptabilité personnelle, une tentative de recensement ethnographique des propriétés d’un univers dont je demeure le témoin privilégié, et où surtout je suis heureux, en compagnie de femmes téméraires, magnétiques chacune à sa manière. (p. 9)

Je suis salarié. Je m’occupe du vestiaire. J’ai obtenu ce poste il y a deux ans par une agence d’intérim. Après une longue période de petits jobs sous-payés, j’avais envie de changer de vie. Un travail au bord de la mer, loin des entrepôts de Saint-Ouen. On m’a rapidement contacté et tout s’est fait très vite. Un train pour Paimpol (billet offert). Un taxi (course offerte). Un entretien d’embauche axé sur ma personnalité. Je crois que je plais aux filles, qui décident de me garder à leur côté. Ai-je brillé comparé aux autres candidats ? Rétrospectivement, je pense surtout que les prostituées m’ont senti des leurs : peut-être une indifférence à la pénibilité des tâches, une capacité à passer de rôle en rôle sans états d’âme, à changer de fonction comme de draps, quelque chose comme ça.
Je m’occupe du vestiaire et de rien d’autre, à part de temps en temps du courrier administratif des prostituées peu à l’aise avec la paperasse, même si elles sont loin d’être majoritaires ici - plusieurs ont le bac, quelques-unes un diplôme d’études supérieures, comme moi qui suis titulaire d’un mastère 1 en histoire du cinéma. Il m’arrive aussi, de temps à autre, quand elles me le demandent ou quand je les sollicite pour alimenter mon carnet, d’écrire leur « portrait » ou de fixer en quelques pages « l’histoire de leur vie ». Celles à qui je rends ce service sont émues à chaque fois qu’elles se lisent. Le grand phénomène, c’est que je m’efface derrière leur moi, comme dans les fausses autobiographies de vedettes. Et pourquoi les filles de joie n’auraient-elles pas droit à leur petit « je », elles aussi ?
Je ne participe en rien aux bénéfices de la maison, ce qui évite bien sûr l’écueil d’un proxénétisme déguisé (métier pour lequel on ne recrute généralement pas via un circuit classique…). Mes rapports avec les prostituées ne sont ni ceux d’un ami ni ceux d’un petit frère - j’ai quand même vingt-sept ans -, mais ceux d’un vestiaire professionnel, d’un collaborateur sans faille travaillant avec d’autres professionnels, avec sérieux et empathie. Il est de toute façon nécessaire, pour les filles comme pour moi, de maintenir la bonne distance psychologique entre la prestation et les sentiments, surtout dans un cadre où, d’une manière ou d’une autre, la maîtrise personnelle et le contrôle des émotions sont plus importants qu’ailleurs. La prostitution n’est pas neutre, comme les regards, les attitudes et la manière de s’exprimer. La bonne tenue du vestiaire est donc mon quotidien, en échange d’un salaire inespéré de trois mille cinq cents euros net par mois (hors primes et pourboires). Où aurais-je pu trouver mieux ? J’ai pris un bel appartement sur le port de Paimpol. J’ai acheté une motocyclette pour me promener sur le littoral. Quand j’ai du temps, je prends des cours de voile. Je vais souvent au cinéma - Patrick Dewaere, dont je possède trois tee-shirts signés, est d’ailleurs né pas très loin sur la côte, à Saint-Brieuc. Je fais un tour à Paris une fois par mois. J’ai quatorze semaines de congés payés qui me permettent d’entretenir mon tempérament cosmopolite. Je reçois. J’observe. On me dit. Je recense. Je griffonne. Je vis. Je suis bien. (p. 11-13)

Tous les portraits qui apparaîtront à tel ou tel endroit de mon carnet de bord sont publiés avec l'accord des personnes concernées. Ils peuvent être reçus comme une suite de « portraits de la prostituée en jeune femme », voire comme une série de « portraits de l'artiste en prostituée ». Ces présentations succinctes de la vie et du tempérament de chacune ont toutes été rédigées en étroite collaboration avec les Olaimpiennes (ou ponctuellement avec certains membres du personnel, quand ce n'est pas avec certains clients ayant accepté de me confier leurs impressions sur la maison de joie).
Que les choses soient claires : toutes les prostituées parlent ici en leur « je » intime, fût-il caché derrière le paravent d'un pseudonyme, de sorte que je suis moins l'« auteur» de ces raccourcis autobiographiques que le scribe de ces dames, le transcripteur des morceaux choisis du flux de leur parole assemblés en témoignage. À de rares exceptions près, les prostituées ont été enchantées de réaliser ces petits photomatons verbaux en ma compagnie, en tout cas très réceptives à ma collecte ethnographique, à ma marée documentaire nocturne - tout de même plus sympathiques que leur visage stigmatisé sur les fiches anthropométriques de jadis. (p. 60-61)

Frédéric Ciriez, Des néons sous la mer (Verticales, 2008)

Le premier roman, atypique, jubilatoire, surprenant, attachant, intelligent, drôle, poétique de Frédéric Ciriez, né à Paimpol en 1971, figurait lui aussi dans la sélection du prix Wepler et aurait également mérité une mention.

en ligne :
::: un intéressant entretien avec Bernard Strainchamps
::: un autre extrait : « note sur le rose » (p. 35-36)
::: « Bordel flottant », un billet de Claro
::: et un entretien video avec plein de « voila ! » (Mediapart) :