C’est aussi que depuis sa première grande affaire aux Jeux de Londres, à vingt-six ans, Émile est inégalé, Émile est inégalable. Pendant les six années, les deux mille jours qui vont suivre, il sera l’homme qui court le plus vite sur Terre en longues distances. Au point que son patronyme devient aux yeux du monde l’incarnation de la puissance et de la rapidité, ce nom s’est engagé dans la petite armée des synonymes de la vitesse. Ce nom de Zatopek qui n’était rien, qui n’était rien qu’un drôle de nom, se met à claquer universellement en trois syllabes mobiles et mécaniques, valse impitoyable à trois temps, bruit de galop, vrombissement de turbine, cliquetis de bielles ou de soupapes scandé par le k final, précédé par le z initial qui va déjà très vite : on fait zzz et ça va tout de suite super vite, comme si cette consonne était un starter. Sans compter que cette machine est lubrifiée par un prénom fluide : la burette d’huile Émile est fournie avec le moteur Zatopek.
C’en serait même presque injuste : il y a eu d’autres grands artistes dans l’histoire de la course à pied. S’ils n’ont pas eu la même postérité, ne serait-ce pas, que chaque fois leur nom tombait moins bien, n’était pas fait pour ça, ne collait pas aussi étroitement que celui d’Émile avec cette discipline – sauf peut-être Mimoun dont le patronyme sonne, lui, comme souffle un des noms du vent. Résultat, on les a oubliés, ce n’est pas plus compliqué, tant pis pour eux.
C’est donc peut-être au fond ce nom qui a fait sa gloire, du moins puissamment contribué à la forger, on peut se demander. Se demander si ce n’est pas son rythme, son balancement qui font qu’il parle encore à tout le monde et fera longtemps encore parler de lui, si ce n’est pas lui qui a fabriqué le mythe, écrit la légende – les noms peuvent aussi réaliser, à deux seuls, des exploits. Mais enfin n’exagérons rien. Tout ça est bien joli sauf qu’un patronyme, on peut lui faire dire ou évoquer ce qu’on veut. Émile eût-il été courtier en grains, peintre non-figuratif ou commissaire politique, on eût sans doute trouvé son nom tout à fait adapté à chacun de ces métiers, dénotant aussi bien la gestion rationnelle, l’abstraction lyrique ou le froid dans le dos. Ç’aurait chaque fois aussi bien collé.

Jean Echenoz, Courir (Minuit, 2008, p. 92-94)