un désordre pourtant quantifié par bouffées
Par cgat le mercredi 17 décembre 2008, 01:35 - citations - Lien permanent
Une gare s'il faut situer, laquelle n'importe il est tôt, sept heures un peu plus, c'est nuit encore. Avant la gare il y a eu un couloir déjà, lui venant du métro, les gens dans le même sens tous ou presque, qui arrivent sur Paris. Lui contre la foule, remontant. Puis couloir un autre, à angle droit l'escalier mécanique, qui marche c'est chance aujourd'hui, le descend à la salle, vaste carré souterrain où les files se croisent une presse, se divisent, des masses, un désordre pourtant quantifié par bouffées, l'ordre d'arrivée des trains.
La pendule, l'heure, regard réflexe, dressé huilé. Ça marche en général à la minute près : six minutes il lui reste d'ici au quai, le temps donc largement pour qu'il prenne son journal, au kiosque là dans le milieu de la salle, s'il n'y a pas trop de queue. Moins de toute façon qu'aux cigarettes, la file qu'il a dû traverser, lui ne fume pas.
Préparer sa monnaie, coup d'œil aux titres, quelle page il va lire appuyé debout sur le quai. Mais souvent c'est par le métro suivant qu'il débarque, une minute de marge alors, seulement, il faut marcher plus vite, quitte à bousculer ceux d'en face, dispersés, ou se doublant à vitesses inégales les traînards de son sens. Quelquefois c'est même vraiment le métro de retard, le train loupé de trois minutes à moins, ce qui, question attente, revient au même, que ce soit celui d'avant les six minutes qui le dépote, puisque dans les deux cas c'est onze.
Onze minutes à perdre, soit le train loupé, soit en avance de six plus cinq onze, mais lui ce serait plutôt les retards qui lui tombent dessus par périodes, sans règles mais régulières, comme par vagues. Des semaines entières il arrive au métro près soit à trente-cinq, soit à quarante et puis ça flanche. Sait alors qu'avant de restabiliser c'est bien quatre cinq jours qu'il faudra, au minimum jusqu'au lundi suivant, un coup en avance puis deux fois le quart d'heure à la bourre la même semaine.
Remarque en principe il se fait pointer. Système à deux, le premier arrivé pointe l'autre, discret charge de revanche. Avec son pote. D'autant qu'à trois retards dans le mois c'est la prime d'assiduité qui saute, quinze sacs dans le lard. Alors s'il a un trou comme ça, les onze minutes à paumer, mieux vaut le prendre à la bonne et se payer un jus que rester compter les trains sur le quai.François Bon, Sortie d’usine (Minuit, 1982, p. 7-8)
(ayant parlé prolétariat et marquises avec François Bon dans facebook je relis quelques pages de son tout premier livre)
Commentaires
je ne pouvais donc pas échapper au "désordre" - quant à la phrase "sortit à cinq heures" c'est pas moi qui ai allusionné le premier ! reste à redéfinir la notion de prolétariat et de capital aujourd'hui et savoir à quels domaines des corvées alimentaires c'est extensible, et lesquelles peuvent au contraire rester des rouages pour que la communauté y fonde résistance, ou respiration – je dirais qu'il y a des jobs qui peuvent encore le permettre, que c'est pas forcément plus marrant que les états de TVA de fin d'année dans notre vie saltimbanque en Sarkosie – c'est marrant, quand j'ai vu le titre du billet dans mon Netvibes me suis douté qu'il y avait quelque chose mais j'aurais pas su identifier quoi - salut fraternel à la prolétaire
Bergounioux la semaine dernière, Bon cette semaine : Lignes de fuite fait déjà son Noël (et le troisième roi mage viendra quand il voudra..), merci !
Sera Chevillard sans doute, en tous cas merci de ce passage du Grand Siècle au notre, avec FB qui ne cesse de nous inciter aussi à lire le premier (merci à lui). Ce qui nous manque dans la langue de bois "littéraire" aujourd'hui, souvent, c'est ce décalage fait des variations de langue ; lire : "c'est nuit encore" m'émerveille "L'étonnement, disait Barthes, est le commencement timide de la jouissance".
cairo, c'est à Michon que je pensais, comme sur la photo
http://www.tierslivre.net/spip/spip...
je vais y penser, ms ! (et puis Chevillard je le cite déjà très souvent, cairo)
en parlant de photo, je suis tombée hier soir dans tiers livre, en cherchant la page Sortie d'usine, sur un très joli photomaton de 1979 titré "période indienne" que je n'avais pas encore remarqué :
http://www.tierslivre.net/bio.html
@cairo : merci!
@cgat : à quand photo cgat 1979 sur FB ?!
!! mieux vaut pas, F, tu vas encore me dire que tu ne me reconnaîs pas : en 1979 je n'étais pas en Inde hélas (même si je dévorais L'Antivoyage de Muriel Cerf !) j'étais en première au lycée Jacques Brel à Vénissieux et j'arborais une splendide permanente afro
alors ce serait une raison supplémentaire, au contraire !
moi c'était premiers joints à terra linda high school, Cal. USA. A l'époque, la rip off press de Frisco publiait encore les Fabulous Freak Brother's et Mister Natural, et l'écrivain le plus cool, d'ailleurs portraituré par Garry Trudeau dans son Doonesbury, était Hunter s Thompson (retrouvé chez speed 17 avec Bukovski et surtout selby)... ça m'a fait tout drôle, cette année là, de revenir en France...
ah ouais, la californie c'est tout de même plus chic que les minguettes !
Je lis avec retard, mon "usine" à moi me pompe bien plus qu'il ne faudrait + quelques déplacements festifs (et nécessaires).
L'amie disparue venait quand elle le pouvait me prendre en "sortie d'usine". Ça n'était pas forcément très souvent, elle aussi tant de déplacements en plus du travail même, n'empêche de sa présence et plus que d'autres moments plus intimes pourtant, ce sont les sorties "d'usine" qui me manquent le plus cruellement. Ces sas que sa présence m'offrait et qui me permettaient de regagner ma vraie vie intacte malgré une sale journée passée à la gagner. A présent qu'elle n'est plus là, "l'usine" déteint sur le reste.
D'accord avec François sur l'extension contemporaine, nos usines sont davantage tiertiaires, la fatigue psychique a remplacé (sauf dans les vraies) la fatigue physique des gestes mécaniquement répétés, mais on en est toujours là : pointer, être surveillés comme des prisonniers, sous perpétuelle menace de délation par quelque bien intentionné et le corps contraint d'être dans un endroit dont on voudrait s'enfuir, sauf que sinon qui paiera les factures, le loyer, la bouffe, tout ça ?
Merci beaucoup pour cet extrait en tout cas.
en fait l'échange a commencé sur facebook avant hier (je ne sais pas faire un lien vers une entrée précise ... est-ce possible ?) : François d'abord y mettait en doute ma qualité de prolétaire tertiaire, mais a fini par se rendre à mes arguments (les mêmes que les votres, Gilda)
Gilda, quand tu parles de ton "usine", j'ai toujours besoin d'un petit temps d'accommodation ; pour moi ça reste tout de même autre chose une usine, même si bien sûr il n'y a pas que là qu'on pointe ou qu'on est fliqué
le vieux marxiste vient, écoute, et se retire sur la pointe des pieds
le vieux marxiste passe à l'heure du laitier
.... à l'heure où les prolétaires tertiaires dorment encore !
c'est bien là que le bât blesse : pour moi, l'usine "concerne" en premier lieu le corps
le terme d'"usine", ce n'est pas moi mais Gilda, et je serai assez d'accord avec vous ms
en revanche je me sens "prolétaire" : l'article de wikipedia
http://fr.wikipedia.org/wiki/Prol%C...
reflète assez ma façon de voir et propose des citations intéressantes :
« Le prolétariat a perdu son nom depuis que la plupart des citoyens en font partie », Raoul Vaneigem, 2004.
vous en plaisantez, dans votre Internet, mais vous seriez surpris de la quantité de marquises prolétaires : et c'est plutôt seulement à 6h le soir qu'elles sortent