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Elle advient cette ville mal établie, fragile sur ses fondations.
Le paysage flotte entre tes cils. Les murs, vibrant de clarté sans matière, les façades, pareilles à des paravents, sont des toiles fines qui gonflent et dégonflent. Tu es allongé sur le côté, les odeurs de sous-sol dans les narines. Tu entends la machinerie du métro, un bruit de soufflet de forge, une respiration profonde et caverneuse.
Le reste n’a pas plus d’épaisseur.
Une suite de droites balançant au-dessus des gouffres que la course des nuages incline. Des parallélépipèdes, des lignes de fuite obliquant vers un horizon purement mathématique. Des segments des axes des projections dans l’azur, un ciel sans cesse repoussé.
Quelques pas claquent contre le bitume. Des silhouettes mordues par la lumière, amoindries, fragilisées, traversent rapidement ton champ de vision tandis que s’étale le ras de terre, extrêmement proche, puis flou, ondulant. Les grains de poussière, ta main au milieu comme une chose morte posée devant tes yeux. Dans chaque pierre un paysage miniature, des veines en rivières, des arbres flageolants, un condensé de ciel dans les sédiments.
Une tache sombre sur le ciment comme une île affleurante au milieu d’une mer.
Tu fermes les yeux, aspiré par le vide tiède que ton corps referme comme un couvercle et enflent alors les souffles, les échos, les soupirs d’une cité sous terre. Murmures tirés des fonds, pressentiment de voûtes humides, de catacombes, eaux claires des puits souterrains, silence distendu.
Et enflent alors les chocs assourdis des machines, sifflements, circulation des fluides, bruit de pompe, aspiration, éjection — ce qui ne se tient plus adossé dans le jour se relie au-dessous en venelles et couloirs, enchevêtrement de câbles, de tuyaux confondus-dissociés — fuite des corps, battement des cœurs innombrables et spasmes peut-être, imprévus.

Virginie Gautier, Les Sédiments (publie.net, 2009, p. 54-56)

Qu'on se le dise : depuis quelques jours, les particuliers peuvent aussi s’abonner pour avoir accès à tout le catalogue de publie.net, et la lecture à l’écran est désormais proposée également dans une version « codex » que je préfère très nettement à l’ancien « feuilletage ».