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La Poète rêve qu'elle surphrase. Cette notion de surphrase rejoint non pas un état de surface mais plutôt une sorte de surchauffe. Pourtant il ne s'agit pas d'introduire un système de refroidissement. Plutôt accepter la désagréable impression d'aller au-delà d'un piège. Une forêt ne convenant ni à ses forces ni...

La Poète allait écrire ce qu'elle cherche mais elle ne cherche rien de précis. Elle cherche. C'est tout. Une forme. Et elle sait qu'en public elle ne doit jamais donner l'impression de sa faiblesse ni de sa peur. Aussi sec, le mot peur se remplit comme un verre. Déjà elle boit. Elle est en train de le boire. (p. 42)

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Quelques bières à portée de main
réinventant des infogènes
La Vie d'Arthur Rimbaud celle d'Emily Dickinson
chacun la sienne (petites putes Une)
nos corps c'est du pudding bouilli
il voulait éliminer toute trace de poésie
fabrication de gènes conçus
en Significations pour les humains
non en protéine par la cellule (p. 67)

Titre : « Parler avec son crabe ». Elle n'a parlé avec son crabe que dans sa tête. Quasi quotidiennement. La nuit surtout. Demain rendez-vous pour la première étude balistique de bombardement du thorax. Ils disent « bombardement ». C'est écrit. Douleur au bras. Cicatrice indurée. Ils disent Phlébite. Risque de phlébite. Et cette fatigue. Effroyable et inconnue. Pas la force d'écrire.
Demain. Elle dit « Demain ».
Lit un peu (Emily Dickinson).
Écoute de la musique.
Ne sait plus comment faire (fuir la maladie). Pensait ne pas s'y installer mais c'est Elle qui ouvre la porte et s'installe (fait comme chez elle). Voilà. C'est exactement ça. Un renversement. Il faut se renverser totalement, retourner le sens, peau + os et réapprendre. Tout réapprendre. Vivre autrement. Autre. Une autre naissance. Et que le texte, c'est-à-dire la Langue, suive.
Tirer la langue. La cuire.
Un tournant.
La marque (autrement nommée constellation malveillante) inscrite dans le corps, toujours à gauche et ce cœur et toujours cette partie déjà fracassée, plusieurs fois ouverte, os de la clavicule brisé (deux fois) puis réparé (mal) puis le reste, les dents (je te casserai les dents) puis plus bas, ce qui n'est pas visible mais vécu, qu'on a tenté d'effacer et qui revient chaque nuit maintenant surtout maintenant où la mort se touche, formes singulières parce que neuves, tenancières, cette violence sans image, buée d'une flaque, Hop ! Hop ! Ma chérie c'est sûr, un message s'y trouve, il ne s'adresse qu'à toi.
Balancer. Balancer à la mer ce corps ancien et tous les livres qu'il a signés. Maintenant tu écris parce que tu as peur de tout ce que tu n'as pas su écrire, ce courage qui t'a manqué, cette soumission invisible.
Sale saison. Les rayons ont commencé. Salle Orion. Ils nomment les appareils. Et la salle qui les contient. Orion offensa Artémis. Chaque jour une voiture vient la chercher. Elle traverse la ville. Elle a rendez-vous avec un géant. Silence total sur son livre. Annonce d'un éreintement sur un site portant un nom de baraque. Rappel précis de la violence des Pères. Comment poursuivre. Dans l'abandon. Se replier. Ramasser un corps. Défait pour mieux rebondir.
Simplement se remettre debout. En marche. Ou demeurer immobile, dans un coin, à simplement respirer. Ton corps n'est pas un tas de chiffons. Tu n'es pas encore une espèce en voie de disparition.
Hop ! Hop ! Ma chérie... Ton espèce détruira toutes les autres. (p. 114-115)

Liliane Giraudon, La Poétesse. Homobiographie (POL, 2009)

Un beau triptyque pour dire la passion et les passions, les croisements entre la poète, la poétesse et la femme ... et l'impossible biographie, qui peut se refermer sur les poèmes :
- sur le volet de gauche de courts fragments de type journal (ou statuts facebook), disposés sur deux colonnes : « Ma chérie je t’ai fait des phrases trouvées partout » (dont on peut lire ici les premières pages)
- sur le panneau central une suite de 47 poèmes : « Kara Walker n’est pas Joséphine Baker », (d'autres poèmes là)
- sur le volet de droite une pièce-lecture très intime intitulée « Le goût du crabe ».

::: dans Poezibao : un article d’Anne Malaprade et une notice bio-bibliographique
::: un article d'Eric Houser (Sitaudis)
::: et, chez Inventaire/Invention, quelques autres textes et notamment la constellation des lectures : Mon Beckett, Mon Racine, Ma Collobert, etc.