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Au-dedans est le silence ronronnant de soi, des machines souplement réglées par la vitesse égale. Au-dedans est l’immobilité. Au-dedans la nausée de l’immobilité réglée sur la vitesse du train. Et au-dehors, c’est le monde qui semble aller, qui va. Quand le train part, c’est toujours cette vieille illusion d’enfant qui revient : la gare s’éloigne, et c’est comme si c’était elle qui se mettait en mouvement. Jamais l’évidence s’impose en premier lieu que c’est le train qui part, non : mais que la gare puisse s’éloigner, qu’elle puisse soudain prendre le large derrière le train immobile, c’est une réalité qui paraît toujours plus plausible à l’esprit. L’illusion persiste parfois—et la nausée du train trouve des raisons plus valables que le balancement pour s’installer ; par exemple : le train n’avance pas, mais c’est le dehors, la terre avec ses maisons et ses routes, ses villes, ses ponts et ses camions, qui reculent : le train ne fait que produire ce mouvement de retrait du monde — pourquoi pas. Variante : ce ne serait ni le train ni le monde qui s’en irait, mais en soi, son propre esprit dévalé en arrière, et que le corps, immobile lui aussi, arrimé au train, échouerait à retenir. Ou toutes ces raisons à la fois, également indémêlables et incompréhensibles : et ce serait cette incompréhension qui produirait la nausée.

On est ici à l’abri. Derrière la vitre, c’est davantage qu’une paroi qui nous protège. On est au-dedans. Et dehors passe le monde. On peut le voir à chaque instant, d’ici. Au-dedans de nous, le train rejoue sa mélodie et sans s’en apercevoir , on adopte rapidement son rythme, sa respiration (dans la poitrine, le cœur : et dans les jambes, le battement de sang, la dilution des veines : le goût écœurant dans la bouche). Le train au-dedans de nous scande bientôt sa pulsation, régulière et balancée. Au-dehors, c’est toute une extériorité privée de cette mobilité qui se déploie. Un espace réduit à cela : étendue déposée sur le sol, ancrée en terre, et étirée le long du train jusqu’à l’arrivée — le monde tel qu’on le devine derrière une vitre, et qui ne serait que la partie de soi privée de vitesse : une seule et même durée allongée sur un seul et même espace défilant, toujours déjà défilé. Mais assis comme au bord du monde, c’est autre chose que le monde qu’on voit défiler , qu’on voit passer infiniment : autre chose, oui. Ce serait davantage la passée du monde—ce tremblement des lignes qui dessinent, sous un coup de pinceau aussi long que le trajet, l’horizon comme une route parallèlement empruntée par le monde qui longe celle que le train prend.

La vitre nous protège. La vitre est un abri autant qu’un poste d’observation. La vitre est un cadre, le seul possible pour mesurer combien se produit sur nous la diffraction sensible qui nous permet de nous saisir du monde, en retour. Ce qui passe au-dehors produit sur nous l’immobilité qui nous le fait voir : voir ce que le monde cache tant qu’il demeure immobile ; comprendre aussi ce que le renversement des positions engage dans cette perception non des lignes du monde mais de son trajet, littéralement, en mouvement. Quand le train longe la route et dans un souffle dépasse des véhicules, l’impression première (que les voitures sont happées en arrière) ne dure pas. Bientôt s’impose une autre évidence : chaque voiture avalée accélère encore, par contraste, la marche du train — semble même doubler sa vitesse, nourrissant la hâte d’une dévoration toujours plus avide d’elle même.

Ce qu’on laisse derrière soi, à côté de soi — moins des routes qui vont, que des chemins qui partent : des lignes de fuite interrompues par l’horizon.

Arnaud Maïsetti & Jérémy Liron, La Mancha (publie.net, 2009, p. 7-9)