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Mais, de ces trois lignes, nous ne pouvons pas dire que l'une soit mauvaise, ou l'autre bonne, par nature et nécessairement. L'étude des dangers sur chaque ligne, c'est l'objet de la pragmatique ou de la schizo-analyse, en tant qu'elle ne se propose pas de représenter, d'interpréter ni de symboliser, mais seulement de faire des cartes et de tirer des lignes, en marquant leurs mélanges autant que leurs distinctions. Nietzsche faisait dire à Zarathoustra, Castaneda fait dire à l'Indien Don Juan : il y a trois et même quatre dangers, d'abord la Peur, puis la Clarté, et puis le Pouvoir, et enfin le grand Dégoût, l'envie de faire mourir et de mourir, Passion d'abolition. La peur, nous pouvons deviner ce que c'est. Nous craignons tout le temps de perdre. La sécurité, la grande organisation molaire qui nous soutient, les arborescences où nous nous accrochons, les machines binaires qui nous donnent un statut bien défini, les résonances où nous entrons, le système de surcodage qui nous domine, nous désirons tout cela. « Les valeurs, les morales, les patries, les religions et les certitudes privées que notre vanité et notre complaisance à nous-mêmes nous octroient généreusement, sont autant de séjours que le monde aménage pour ceux qui pensent se tenir ainsi debout et au repos, parmi les choses stables ; ils ne savent rien de cette immense déroute où ils s'en vont... fuite devant la fuite. »
Nous fuyons devant la fuite, nous durcissons nos segments, nous nous livrons à la logique binaire, nous serons d'autant plus durs sur tel segment qu'on aura été plus dur avec nous sur tel autre segment, nous nous reterritorialisons sur n'importe quoi, nous ne connaissons de segmentarité que molaire, aussi bien au niveau des grands ensembles auxquels nous appartenons que des petits groupes où nous nous mettons, et de ce qui se passe en nous dans le plus intime ou le plus privé. Tout est concerné, la façon de percevoir, le genre d'action, la manière de se mouvoir, le mode de vie, le régime sémiotique. L'homme qui rentre, et qui dit « Est-ce que la soupe est prête ? », la femme qui répond « Quelle tête tu fais ! tu es de mauvaise humeur ? » : effet de segments durs qui s'affrontent deux à deux. Plus la segmentarité sera dure, plus elle nous rassure. Voilà ce qu'est la peur, et comment elle nous rabat sur la première ligne.
Le deuxième danger, la Clarté, semble moins évident. C'est que la clarté, en fait, concerne le moléculaire. Là aussi, tout est concerné, même la perception, même la sémiotique, mais sur la seconde ligne. Castaneda montre par exemple l'existence d'une perception moléculaire que nous ouvre la drogue (mais tant de choses peuvent servir de drogue) : on accède à une micro-perception sonore et visuelle qui révèle des espaces et des vides, comme des trous dans la structure molaire. C'est précisément cela, la clarté : ces distinctions qui s'établissent dans ce qui nous paraissait plein, ces trous dans le compact ; et inversement, là où nous voyions tout à l'heure des terminaisons de segments bien tranchées, il y a plutôt des franges incertaines, des empiètements, des chevauchements, des migrations, des actes de segmentation qui ne coïncident plus avec la segmentarité dure. Tout est devenu souplesse apparente, des vides dans le plein, des nébuleuses dans les formes, des tremblés dans les traits. Tout a pris la clarté du microscope. Nous croyons avoir tout compris, et en tirer les conséquences. Nous sommes de nouveaux chevaliers, nous avons même une mission. Une micro-physique du migrant a pris la place de la macro-géométrie du sédentaire. Mais cette souplesse et cette clarté n'ont pas seulement leur danger, elles sont elles-mêmes un danger. D'abord parce que la segmentarité souple risque de reproduire en miniature les affections, les affectations de la dure : on remplace la famille par une communauté, on remplace la conjugalité par un régime d'échange et de migration, mais c'est encore pire, des micro-Œdipe s'établissent, les micro-fascismes font loi, la mère se croit obligée de branler son enfant, le père devient maman. Obscure clarté qui ne tombe d'aucune étoile, et qui dégage une telle tristesse : cette segmentarité mouvante découle directement de la plus dure, elle en est la compensation directe. Plus les ensembles deviennent molaires, plus les éléments et leurs rapports deviennent moléculaires, l'homme moléculaire pour une humanité molaire. On se déterritorialise, on fait masse, mais pour nouer et annuler les mouvements de masse et de déterritorialisation, pour inventer toutes les reterritorialisation marginales encore pires que les autres. Mais surtout la segmentarité souple suscite ses propres dangers qui ne se contentent pas de reproduire en petit les dangers de la segmentarité molaire, ni d'en découler ou de les compenser nous l'avons vu, les micro-fascismes ont leur spécificité qui peuvent cristalliser dans un macro-fascisme, mais qui peuvent aussi bien flotter pour leur compte sur la ligne souple et baigner chaque petite cellule. Une multitude de trous noirs peuvent très bien ne pas se centraliser, et être comme des virus qui s'adaptent aux situations les plus diverses, creusant des vides dans les per-ceptions et les sémiotiques moléculaires. Des interactions sans résonance. Au lieu de la grande peur paranoïaque, nous nous trouvons pris dans mille petites monomanies, des évidences et des clartés qui jaillissent de chaque trou noir, et qui ne font plus système, mais rumeur et bourdonnement, lumières aveuglantes qui donnent à n'importe qui la mission d'un juge, d'un justicier, d'un policier pour son compte, d'un gauleiter d'immeuble ou de logis. On a vaincu la peur, on a quitté les rivages de la sécurité, mais on est entré dans un système non moins concentré, non moins organisé, celui des petits insécurités qui fait que chacun trouve son trou noir et devient dangereux dans ce trou, disposant d'une clarté sur son cas, son rôle et sa mission, plus inquiétante que les certitudes de la première ligne.
Le Pouvoir est le troisième danger, parce qu'il est sur les deux lignes à la fois. Il va des segments durs, de leur surcodage et résonance aux segmentations fines, à leur diffusion et inter-actions, et inversement. Il n'y a pas d'homme de pouvoir qui ne saute d'une ligne à l'autre, et qui ne fasse alterner un petit et un grand style, le style canaille et le style Bossuet, la démagogie du bureau de tabac et l'impérialisme du grand commis. Mais toute cette chaîne et cette trame du pouvoir plongent dans un monde qui leur échappe, monde de flux mutants. Et c'est précisément son impuissance qui rend le pouvoir si dangereux. L'homme de pouvoir ne cessera de vouloir arrêter les lignes de fuite, et pour cela de prendre, de fixer la machine de mutation dans la machine de surcodage. Mais il ne peut le faire qu'en faisant le vide, c'est-à-dire en fixant d'abord la machine de surcodage elle-même, en la contenant dans l'agencement local chargé de l'effectuer, bref en donnant à l'agencement les dimensions de la machine : ce qui se produit dans les conditions artificielles du totalitarisme ou du « vase clos ».
Mais il y a encore un quatrième danger, et sans doute est-ce celui qui nous intéresse le plus, parce qu'il concerne les lignes de fuite elles-mêmes. Nous avons beau présenter ces lignes comme une sorte de mutation, de création, se traçant non pas dans l'imagination, mais dans le tissu même de la réalité sociale, nous avons beau leur donner le mouvement de la flèche et la vitesse d'un absolu, - ce serait trop simple de croire qu'elles ne craignent et n'affrontent d'autre risque que celui de se faire rattraper quand même, de se faire colmater, ligaturer, renouer, reterritorialiser. Elles dégagent elles-mêmes un étrange désespoir, comme une odeur de mort et d'immolation, comme un état de guerre dont on sort rompu : c'est qu'elles ont elles-mêmes leurs propres dangers qui ne se confondent pas avec les précédents. Exactement ce qui fait dire à Fitzgerald : « J'avais le sentiment d'être debout au crépuscule sur un champ de tir abandonné, un fusil vide à la main, et les cibles descendues. Aucun problème à résoudre. Simplement le silence et le seul bruit de ma propre respiration. (...) Mon immolation de moi-même était une fusée sombre et mouillée. » Pourquoi la ligne de fuite est-elle une guerre d'où l'on risque tant de sortir défait, détruit, après avoir détruit tout ce qu'on pouvait ? Voilà précisément le quatrième danger : que la ligne de fuite franchisse le mur, qu'elle sorte des trous noirs, mais que, au lieu de se connecter avec d'autres lignes et d'augmenter ses valences à chaque fois, elle ne tourne en destruction, abolition pure et simple, passion d'abolition. Telle la ligne de fuite de Kleist, l'étrange guerre qu'il mène, et le suicide, le double suicide comme issue qui fait de la ligne de fuite une ligne de mort.

Gilles Deleuze ; Félix Guattari, Mille plateaux (Minuit, 1980, p. 277-280)