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Je crois que ça a commencé comme ça. Comme chaque jour, j'étais plongé dans mes travaux, protégé de la méchanceté du monde derrière des piles de livres disposées en rempart sur ma table. Un ancien conservateur parmi d'autres, membre de la communauté universelle des lecteurs, la seule internationale qui vaille encore. Un silence ouaté nous enveloppait, une vraie quiétude d'abbaye, juste de quoi nous donner l'illusion d'être des moines copistes. Dehors un crachin insidieux nous attendait, mais nul ne semblait pressé de le retrouver.
Bien à l'abri au cœur de cette nef des fous si sages, on se sentait retranché de la marche du temps, soustraits de l'ordinaire condition des hommes. Tous semblaient tacitement convaincus avec Mallarmé que tout, au monde, existe pour aboutir à un livre. Beaucoup seraient secrètement comblés que ce cloître fût un jour leur tombeau. En attendant, ils y vivent une sereine exaltation qui demeurera à jamais inaccessible à l'immense majorité de nos concitoyens. Quelque chose comme de la volupté, dans un lieu privilégié où le temps est en suspens.

Pierre Assouline, Fantômes ; avec des photographies de Jean-Pierre Bertin-Maghit (Portaparole, 2009, p. 19)

Une amusante nouvelle, pour découvrir quel acte impardonnable peut pousser un lecteur à tuer.