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BASKETVILLE
tu peux tjs courir se lit en deux heures (ou moins) –

le feu passe au rouge : c’est parti

tptc (tu peux tjs courir)
[ou comment comprendre le phénomène péri- urbain] (p. 5)

à basketville (1) il y en a qui se clashent pour savoir la couleur de maillot qu’on voit le plus souvent sur la course ou qui comparent le prix des baskets entre ici et là-bas quand ils reviennent – il y a ceux qui font des pronostics entre eux pour anticiper quelle sera la b.o. de leurs amours d’été et ceux qui classent les revenus des vedettes – il y a celui qui chronomètre son temps de trajet en métro : 12 stations par une moyenne d’une trente entre deux stations plus 2 minutes de changement avec en plus à peu près 3 d’attente ou alors ceux qui donnent des notes aux filles entre 0 et 10 quand ils sont au café – ils font des probabilités sur les cadeaux cachés dans les couvercles de pâte à tartiner – ils comptent les pubs sur le bord de la route – il y a ceux qui savent les noms de tous les basketteurs nba et ceux qui vont voir au thermo- mètre la température qu’il fait tous les quarts d’heure – il y a celles qui se tirent par les cheveux pour un moins 70% collé sur une étiquette et celui qui collectionne et qui fait des archives avec les numéros de plus de 1000 femmes de 40 à 60 ans qu’il a branchées pour des plans cul au téléphone – il y en a qui font de la customisation d’autos et aussi de motos et mobylettes ou qui lancent des forums de discussion sur les baskets laquées et où tous ceux qui aiment ou n’aiment pas les baskets laquées sont au rendez-vous – il y a ceux qui veulent savoir qui se cachait sous le masque du père fourrat et tous ceux qui sont inscrits à des concours de poésie – il y a celui qui connaît tous les tatoueurs de paris – il y a celle qui fait des listes avec le nom de toutes ses meilleurescopines avec des plus et des moins devant les noms pour savoir à la fin laquelle est la meilleurecopine ou ceux qui ne lâcheront pas l’affaire tant que le SAV ne leur aura pas renvoyé le petit service à thé qu’ils ont commandé TEL QU’IL ÉTAIT SUR LA PHOTO – (p. 11-12)

à basketville – le jour où on a dynamité la barre – n’a pas été le jour où tout le monde s’est rassemblé pour commémorer – il n’y avait pas de tristesse mêlée de joie devant une vie nouvelle – on n’a pas pu apercevoir le bâtiment qui a été coupé en deux ni les artificiers se féliciter car l’opération était difficile – il n’y a pas eu de cordon de sécurité pour permettre aux anciens locataires venus assister à l’événement d’éviter les projections de poussière – on n’a pas pleuré de bonheur ou laissé éclater sa colère – ce jour-là on n’a pas organisé un grand repas populaire – pas dit bonjour à maman devant la caméra – il n’y avait pas un vétéran qui a souligné qu’on ne quitte pas l’endroit où on a vécu 30 ans sans un pincement au cœur – et il n’y a pas eu la méticuleuse préparation des explosifs – ça n’a pas été la fois où toutes les générations sont réunies – pas la fois où à la fin du comptage à rebours tout le monde applaudit – on n’a pas pris des photos pour comparer avant et après – on n’a pas vu arriver les officiels contents – il n’y a pas eu de heurts ou de violences avec les uniformes – on n’a pas pu visiter les nouveaux pavillons dont les anciens locataires ont pris possession depuis une dizaine de jours – la fois où la barre s’est comme enfoncée dans elle-même n’a pas été la fois où un architecte cool va faire un point sur les tendances actuelles en urbanisme – pas la fois où chacun est reparti avec en souvenir un morceau de gravats – il n’y avait pas des bravos juste après l’explosion – on n’a pas chanté ou fait un black-out sur les avis des opposants et ça n’a pas été l’occasion de venir avec des caméscopes – il n’y a pas eu l’immortalisation à jamais des dernières minutes du bâtiment b ni de rediffusion au ralenti du dixième de seconde précis où on a vu les murs comme soufflés par la déflagration – pour cette fois on n’a pas évoqué la possibilité d’aller habiter ailleurs – pas non plus pensé à rester – on n’a pas tiré un trait ni entendu un des anciens dire – c’est la vie – il n’y a pas eu de volonté des constructeurs de minimiser leurs responsabilités – on n’a pas senti le sol trembler quand les 18 étages se sont écrasés par terre comme un accordéon – pas entendu le témoignage de parents qui avaient appelé une de leurs filles ariane parce que ici c’est le quartier de l’ariane – le matin où la barre est tombée – il n’y avait pas le sentiment partagé que comme un nouveau départ s’annonçait – (p. 17-19)

Félix Jousserand, Basketville (Au Diable Vauvert, 2009)

Basketville, c'est la création d’une zone poétique, dans une langue mutante et rythmée, pour dire les zones ou tptc (« tu peux toujours courir », expression leitmotiv) car les baskets « ont des semelles avec de l'air dedans » mais les objets artificiels du désir sont toujours hors d’atteinte.

Félix Jousserand, artiste multi-supports de la scène slam parisienne et membre du collectif Spoke Orkestra, est né en 1978 à Paris.

Ce livre fait partie des trois titres qui lancent la petite (par la taille !) collection de poésie des éditions Au Diable Vauvert, la collection VO.X ; les trois titres sont téléchargeables gratuitement au format pdf.

::: François Bon, « le slam comme littérature à part ? »