lignes de fuite

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Recherche - stupidity

vendredi 15 décembre 2006

depuis maintenant

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Inventaire/Invention, l'irremplaçable « pôle (multimedia) de création littéraire » fondé en octobre 1999 par Patrick Cahuzac, a refondu sa présentation et sa maquette, mais offre un contenu de plus en plus riche à lire, à voir, à écouter.

Les petits livres d'Inventaire/Invention sont disponibles en ligne et pourtant très souvent leur qualité donne envie de les acheter (pour ne prendre qu'un exemple, ce texte un peu ancien mais que j'aime beaucoup de Tanguy Viel, Maladie).

Dans la revue, en ce moment, un bel article de Pascal Gibourg, « Souffle un vent imbécile », sur Stupidity d'Avital Ronell, et un intéressant entretien de Florine Leplâtre avec Éric Chevillard.

Enfin de Leslie Kaplan (à qui j'emprunte le titre de ce post, qui est le titre générique de plusieurs de ses romans, publiés chez POL) on peut lire là « L'enfert est vert », « Les mots, qu'est-ce que c'est ? », « Consommation » et une page autour de sa résidence aux Lilas.

dimanche 19 novembre 2006

une terrible colère

J'aime que, comme moi, Avital Ronell affectionne les parenthèses (oisives, dit-elle dans celle-ci, sur le travail) et les tirets, et toutes sortes de ponctuation :

On dit que la télévision rend idiot : n'importe quel genre de répétition mécanique peut inoculer le virus de la bêtise. (Ce qui m'inquiète en tant que témoin de la vie sociale de mes contemporains, c'est de voir à quel point le travail rend les gens stupides et les prive de formes essentielles de non-production, comme le loisir, la méditation ou le jeu. Il est devenu éthiquement nécessaire de trouver un moyen d'affirmer rigoureusement la valeur du non-travail, voire de subventionner le repos, la paresse, la fainéantise, sans succomber aux dévaluations ou aux criminalisations si courantes dans la logique des autres « activités » - le far niente de Rousseau. Mais l'éthique, elle aussi, est un travail ; aussi laissez-moi simplement poser ce postulat dans l'espace oisif de cette parenthèse, et refuser l'excès éprouvant des affres du labeur, y compris le labeur de la négation. Il faut bien comprendre que la réduction de la figure humaine au travail fait de l'humain l'équivalent d'une bête de somme. Le travail, servile par nature et qui suppose la docilité, se trouve au cœur de l'expérience moderne de l'aliénation ; il est inhumain et antisocial. (…)) (Stupidity, p. 98-99)

et n'hésite pas à évoquer (ce qui en général ne se fait pas dans un essai philosophique) ses états d'âme et de corps :

Il est rare qu'un écrivain avoue l'humeur, l'état d'âme ou l'état d'esprit dans lesquels se produit l'acte d'écrire. Parfois, l'humeur, la Stimmung, le ton et le timbre restent ignorés de l'écrivain elle-même, ou celle-ci néglige un mal de tête et continue d'écrire, ou quelque chose encore le rend inquiet, qu'il essaie de supprimer à mesure qu'il poursuit sa tâche. Ou bien elle presse sa main contre sa poitrine, à l'intérieur, au cœur, pendant qu'il écrit et tente d'évacuer le sentiment qui l'envahit d'une perte du monde. Il est aussi des moments où écrire vous remplit d'euphorie et fait naître un univers, peuplant soudain votre désert d'une musique et de compagnons venant se substituer au monde perdu et silencieux. De quelles sortes de contingences ce climat intérieur peut-il dépendre, cela reste un mystère, mais j'ai pris quant à moi l'habitude de répertorier mes humeurs et de contrôler les voies par où transite l'énergie toutes les fois que je m'avance vers vous, jour après jour, quelques heures chaque jour, essayant de comprendre avec une inévitable lenteur, une manière de timidité (mais qui doit prendre sa source dans une violence étouffée, car je suis, pour un être humain, si pacifique et si gentille - tout le monde en fait la remarque ; tout le monde me dit - compte tenu de mon histoire, c'est vraiment mystérieux - que je dois dissimuler une terrible colère). (Stupidity, p. 109-110)

samedi 18 novembre 2006

je suis idiot devant l'autre

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Avital Ronell est née à Prague en 1953 de parents diplomates Israéliens. Elle a étudié l'herméneutique à Berlin, travaillé notamment avec Derrida et obtenu un doctorat à Princeton. Elle enseigne l'anglais, l'allemand et la littérature comparée à la New York University.

Aucun de ses essais, qui creusent les failles du quotidien, s'interrogent sur nos machines modernes et s'appuient sur la lecture attentive de très nombreux écrivains, n'était jusqu'alors traduit en France. Viennent de sortir Stupidity (Stock) et Telephone book (Bayard), ainsi que American philo, entretiens avec Anne Dufourmantelle (Stock). Encore quelques extraits :

Reformuler la question de la bêtise est ainsi une autre façon de lancer ce défi interrogateur : Was heisst Denken ? Qu'appelle-t-on penser ? Ou plutôt : comment se fait-il que nous ne pensions toujours pas ? (...)

Situer l'espace de la bêtise a toujours fait partie d'un répertoire qui s'imposait à toute activité intelligente - et, finalement, stupide - cherchant à s'établir elle-même et à territorialiser ses découvertes. La parenté de la bêtise avec l'intelligence et, ce qui aura peut-être des conséquences encore plus importantes, le statut des nuances, des usages, des crimes et des appréciations de la bêtise elle-même demeurent largement absents de la réflexion contemporaine.(...)

Si l'on devait résumer en termes éthiques la seule position possible au regard de cet être toujours en instance d'arriver, ce serait de la façon suivante : je suis idiot devant l'autre.

(Stupidity, p. 44-45, p. 63 et p. 105)

On peut lire en français deux articles :
Omar Berrada, « Avital Ronell : La philosophe à venir », L'Humanité, 4 novembre 2006
Robert Maggiori, « La carte Avital Ronell », Libération, 28 septembre 2006

vendredi 17 novembre 2006

quiconque prétend écrire

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(...) la bêtise détermine l'état d'esprit qui afflige quiconque prétend écrire. Dans la mesure où l'écriture semble être réquisitionnée par quelque altérité intérieure qui s'avère toujours trop immature, plutôt forte en gueule, et souvent encombrée d'un désordre narcissique prononcé, quelle que soit d'ailleurs votre envie de vous cacher ou de vous isoler ; dans la mesure, encore, où le créateur en vous est en réalité trop intelligent pour les stupides postulats de la langue, trop mûr même pour les ruses du surmoi, et bien trop calme pour tenter de mettre en mots le Dire; dans la mesure, enfin, où l'écriture vous fait sans cesse vivre le drame de l'objet perdu mais jamais assez perdu, vous sommant une fois de plus de vous engager dans d'inutiles poursuites et de considérables régressions, tout cela se déroulant devant le sinistre tribunal du surmoi, composé de professeurs, de collègues, de tous ceux qui vous ont laissé tomber, et d'étudiants malintentionnés essayant de vous surclasser (ils font parfois relâche, mais pas si souvent que ça) - pour toutes ces raisons, donc, et pour bien d'autres encore (des raisons plus raisonnables qui m'échappent momentanément), l'écriture vous livre à l'expérience de votre propre bêtise. L'étau se resserre encore quand vient le moment de publier ce que vous avez écrit, de le soumettre à un jugement sans fin. La folie de la publication, associée au sentiment de bêtise absolue qui vient du fait de vous mettre vous-même en première ligne - de toute façon, qui s'en soucie ? et Heidegger est toujours en train de contempler la ligne, mais quelle ligne ? - , vous fait toujours errer dans les limites de l'incertaine justesse de ce qui a été dit.

Avital Ronell, Stupidity (2001) (Stock, 2006, p. 51-52)