ceci tuera cela
Par cgat le lundi 12 février 2007, 00:02 - blogs et internet - Lien permanent
Après avoir lu les réponses de François Bon et de Berlol à un article où Francis Marmande (Le Monde, 8 février 2007) accuse la « toile cirée » d'internet de tuer la littérature, j'ai envie d'ajouter mon grain de sel en ricochant sur une autre expression. Comme trop souvent ceux qui accusent aujourd'hui internet de tous les maux, Francis Marmande cite en effet Victor Hugo :
« Oui, sans doute, voir le « Ceci tuera cela » de Hugo dans Notre-Dame de Paris. La Toile tuera le livre, vous avez raison, mais vous n’avez que raison. Cette mort promise du livre, de la littérature, du journal, plonge dans la joie sale qu’ont toujours éprouvée les nouveaux barbares devant ce qui les rassure. Rien à dire, rien à faire contre la conjuration des imbéciles et la revanche des 4 × 4. Vous avez raison, mais vous avez tort d’avoir raison. Nous n’avons que pauvrement raison d’avoir tort. »
... et comme chaque fois ce détournement d'intention et le fait que jamais personne ne pense à replacer cette citation dans son contexte hugolien m'agace.
La sentence « Ceci tuera cela » est en effet proférée dans Notre-Dame de Paris par le peu sympathique archidiacre de la cathédrale, Claude Frollo, en 1482 ; elle est ensuite développée par Hugo dans un long chapitre qui précise le sens de ces « paroles énigmatiques » : « ceci » c'est le livre et « cela » l'architecture religieuse ; l'écrivain applaudit à la victoire de « ceci », celle du livre, qui, depuis le moyen âge, s'est heureusement confirmée au moment où il écrit.
Quelques extraits de ce texte, qui de plus est très beau (et souvent pourrait fort bien décrire internet) à l'appui de ce propos :
Nos lectrices nous pardonneront de nous arrêter un moment pour chercher quelle pouvait être la pensée qui se dérobait sous ces paroles énigmatiques de l'archidiacre : Ceci tuera cela. Le livre tuera l'édifice.
À notre sens, cette pensée avait deux faces. C'était d'abord une pensée de prêtre. C'était l'effroi du sacerdoce devant un agent nouveau, l'imprimerie. C'était l'épouvante et l'éblouissement de l'homme du sanctuaire devant la presse lumineuse de Gutenberg. C'était la chaire et le manuscrit, la parole parlée et la parole écrite, s'alarmant de la parole imprimée ; quelque chose de pareil à la stupeur d'un passereau qui verrait l'ange Légion ouvrir ses six millions d'ailes. C'était le cri du prophète qui entend déjà bruire et fourmiller l'humanité émancipée, qui voit dans l'avenir l'intelligence saper la foi, l'opinion détrôner la croyance, le monde secouer Rome. Pronostic du philosophe qui voit la pensée humaine, volatilisée par la presse, s'évaporer du récipient théocratique. Terreur du soldat qui examine le bélier d'airain et qui dit : La tour croulera. Cela signifiait qu'une puissance allait succéder à une autre puissance. Cela voulait dire : La presse tuera l'église.
Mais sous cette pensée, la première et la plus simple sans doute, il y en avait à notre avis une autre, plus neuve, un corollaire de la première moins facile à apercevoir et plus facile à contester, une vue, tout aussi philosophique, non plus du prêtre seulement, mais du savant et de l'artiste. C'était pressentiment que la pensée humaine en changeant de forme allait changer de mode d'expression, que l'idée capitale de chaque génération ne s'écrirait plus avec la même matière et de la même façon, que le livre de pierre, si solide et si durable, allait faire place au livre de papier, plus solide et plus durable encore. Sous ce rapport, la vague formule de l'archidiacre avait un second sens ; elle signifiait qu'un art allait détrôner un autre art. Elle voulait dire : L'imprimerie tuera l'architecture.
(…)
L'invention de l'imprimerie est le plus grand événement de l'histoire. C'est la révolution mère. C'est le mode d'expression de l'humanité qui se renouvelle totalement, c'est la pensée humaine qui dépouille une forme et en revêt une autre, c'est le complet et définitif changement de peau de ce serpent symbolique qui, depuis Adam, représente l'intelligence.
Sous la forme imprimerie, la pensée est plus impérissable que jamais ; elle est volatile, insaisissable, indestructible. Elle se mêle à l'air. Du temps de l'architecture, elle se faisait montagne et s'emparait puissamment d'un siècle et d'un lieu. Maintenant elle se fait troupe d'oiseaux, s'éparpille aux quatre vents, et occupe à la fois tous les points de l'air et de l'espace. Nous le répétons, qui ne voit que de cette façon elle est bien plus indélébile ? De solide qu'elle était elle devient vivace. Elle passe de la durée à l'immortalité. On peut démolir une masse, comment extirper l'ubiquité ? Vienne un déluge, la montagne aura disparu depuis longtemps sous les flots que les oiseaux voleront encore ; et, qu'une seule arche flotte à la surface du cataclysme, ils s'y poseront, surnageront avec elle, assisteront avec elle à la décrue des eaux, et le nouveau monde qui sortira de ce chaos verra en s'éveillant planer au-dessus de lui, ailée et vivante, la pensée du monde englouti.
Et quand on observe que ce mode d'expression est non seulement le plus conservateur, mais encore le plus simple, le plus commode, le plus praticable à tous, lorsqu'on songe qu'il ne traîne pas un gros bagage et ne remue pas un lourd attirail, quand on compare la pensée obligée pour se traduire en un édifice de mettre en mouvement quatre ou cinq autres arts et des tonnes d'or, toute une montagne de pierres, toute une forêt de charpentes, tout un peuple d'ouvriers, quand on la compare à la pensée qui se fait livre, et à qui il suffit d'un peu de papier, d'un peu d'encre et d'une plume, comment s'étonner que l'intelligence humaine ait quitté l'architecture pour l'imprimerie ? Coupez brusquement le lit primitif d'un fleuve d'un canal creusé au-dessous de son niveau, le fleuve désertera son lit.
(…)
Ainsi, pour résumer ce que nous avons dit jusqu'ici d'une façon nécessairement incomplète et tronquée, le genre humain a deux livres, deux registres, deux testaments, la maçonnerie et l'imprimerie, la bible de pierre et la bible de papier. Sans doute, quand on contemple ces deux bibles si largement ouvertes dans les siècles, il est permis de regretter la majesté visible de l'écriture de granit, ces gigantesques alphabets formulés en colonnades, en pylônes, en obélisques, ces espèces de montagnes humaines qui couvrent le monde et le passé depuis la pyramide jusqu'au clocher, de Chéops à Strasbourg. Il faut relire le passé sur ces pages de marbre. Il faut admirer et refeuilleter sans cesse le livre écrit par l'architecture ; mais il ne faut pas nier la grandeur de l'édifice qu'élève à son tour l'imprimerie.
Cet édifice est colossal. Je ne sais quel faiseur de statistique a calculé qu'en superposant l'un à l'autre tous les volumes sortis de la presse depuis Gutenberg on comblerait l'intervalle de la terre à la lune ; mais ce n'est pas de cette sorte de grandeur que nous voulons parler. Cependant, quand on cherche à recueillir dans sa pensée une image totale de l'ensemble des produits de l'imprimerie jusqu'à nos jours, cet ensemble ne nous apparaît-il pas comme une immense construction, appuyée sur le monde entier, à laquelle l'humanité travaille sans relâche, et dont la tête monstrueuse se perd dans les brumes profondes de l'avenir ? C'est la fourmilière des intelligences. C'est la ruche où toutes les imaginations, ces abeilles dorées, arrivent avec leur miel. L'édifice a mille étages, Çà et là, on voit déboucher sur ses rampes les cavernes ténébreuses de la science qui s'entrecoupent dans ses entrailles. Partout sur sa surface l'art fait luxurier à l'oeil ses arabesques, ses rosaces et ses dentelles. Là chaque oeuvre individuelle, si capricieuse et si isolée qu'elle semble, a sa place et sa saillie. L'harmonie résulte du tout. Depuis la cathédrale de Shakespeare jusqu'à la mosquée de Byron, mille clochetons s'encombrent pêle-mêle sur cette métropole de la pensée universelle. À sa base, on a récrit quelques anciens titres de l'humanité que l'architecture n'avait pas enregistrés. À gauche de l'entrée, on a scellé le vieux bas-relief en marbre blanc d'Homère, à droite la Bible polyglotte dresse ses sept têtes. L'hydre du Romancero se hérisse plus loin, et quelques autres formes hybrides, les Védas et les Niebelungen. Du reste le prodigieux édifice demeure toujours inachevé. La presse, cette machine géante, qui pompe sans relâche toute la sève intellectuelle de la société, vomit incessamment de nouveaux matériaux pour son oeuvre. Le genre humain tout entier est sur l'échafaudage. Chaque esprit est maçon. Le plus humble bouche son trou ou met sa pierre. Rétif de la Bretonne apporte sa hottée de plâtras. Tous les jours une nouvelle assise s'élève. Indépendamment du versement original et individuel de chaque écrivain, il y a des contingents collectifs. Le dix-huitième siècle donne l'Encyclopédie, la révolution donne le Moniteur. Certes, c'est là aussi une construction qui grandit et s'amoncelle en spirales sans fin ; là aussi il y a confusion des langues, activité incessante, labeur infatigable, concours acharné de l'humanité tout entière, refuge promis à l'intelligence contre un nouveau déluge, contre une submersion de barbares. C'est la seconde tour de Babel du genre humain.
Victor Hugo, Notre Dame de Paris (Livre Cinq, chapitre 2)
Sans vouloir faire parler les morts (quoique lui-même ait fait tourner les tables dans ce but) je gage que Victor Hugo (à qui je veux bien pour cela pardonner son « nos lectrices nous pardonneront... » peu féministe) se serait trouvé du côté de ceux que Marmande qualifie de « nouveaux barbares » et aurait vu dans la toile une troisième « tour de Babel » davantage qu'une « toile cirée » ...
Commentaires
1959/1960 :je me souviens du coup de règle en acajou que j'ai pris sur les doigts joints et présentés de telle manière que l'instituteur puisse frapper sur le bout de tous les doigts à la fois, là où les terminaisons nerveuses sont les plus nombreuses : j'avais introduit un stylo-bille en classe. Ce BIC était diabolique : il devait provoquer la décadence de toute une civilisation et la mort de toute culture, de toute littérature.
C'est ce jour-là que j'ai compris ce que veut dire "vieux con borné", car il y avait de la haine, une haine fondamentale chez cet instit' de la "bonne" vieille école.
Aujourd'hui (je suis plus vieux que l'instit' ne l'était alors), j'encourage mes élèves à publier leurs travaux(et le reste) sur blog.
Cela ne m'empêche pas d'avoir vieilli, d'être resté con(peut-être même ai-je fait quelques progrès). Pour les bornes, on verra plus tard.
sans doute aucun Victor Hugo aurait été du côté des barbares, sauf que j'espère qu'il aurait plutôt répondu que la toile ne tuera pas plus le livre (et encore moins la littérature, qu'est ce d'ailleurs ?) que le livre n'a tué le monument
Pourquoi faudrait-il forcément que si "cela" meurt, ce soit parce que "cela" aurait été tué par "ceci" ? (Même le météore des dinosaures mérite la présomption d'innocence.)
Montaigne et Hugo blogueurs, j'en suis convaincu !
Ce qu'oublient la plupart des détracteurs des blogs, c'est qu'il y a deux types de blogs : 90% écrits par des jeunes et moins jeunes sans aucune culture ni goût pour la langue ("auteurs" qui donc n'ouvrent jamais un "bouquin" de toute façon) ; 10% écrits par des "consommateurs de culture" comme on dit si vilainement. Or, ces derniers, loin de cesser de lire ou d'écouter de la musique, d'aller au cinéma etc., usent souvent de leur blog comme d'une caisse de résonances, lieu d'échanges avec d'autres lecteurs.
Depuis que j'ai un blog, je pense que j'ai donné envie de lire certains livres à des internautes qui ne les auraient jamais découverts par l'intermédiaire de la presse spécialisée traditionnelle. De même, tel ou tel site lu assidûment m'a porté à découvrir tel ou tel auteur...
(Et, pour finir, comme j'ai eu l'occasion de l'écrire à propos de la sortie de FM contre Wikipedia : "Francis Marmande est un con.") ;-)
http://www.youtube.com/watch?v=6gmP...
LINKS
Les liens du langage sont les chaînes de poussière qui poussent les galériens de la parole à en oublier le souffle vital. Revêtus d'armures comme à Azincourt, les chevaliers du mot ne voient pas arriver les flèches empennées de feu qui exterminent les rivets de leur insuffisance de liberté. Les cuirassés de la langue, bardés d’écailles syntaxiales et d’œillères grammaticales, ignorent où se trouvent Pearl Harbor et ses nuées de zéros incendiaires. Glissant sur des rails amnésiques, obnubilées par des cibles improbables, dans des décors de plâtre et d’obsidienne, les pensées de la confusion tournent le dos aux miroirs de la folie, semant des perles de marbre dans les embruns mordorés des poudres nécrophiles. Au-delà des rizières empourprées, dans des jets de napalm sans objet, des clowns hémiplégiques sillonnent les brumes souterraines, écartelant sans scupules les labours besogneux pour féconder des sources taries et atrophier les scléroses anémiques des contrées de la saveur fragmentaire. Armés d’extincteurs de crotale, ils peignent sur les oripeaux multicolores des carnavals endimanchés l’odeur velue des soies du mitan et le son carnassier d’une perle aux yeux clairs.
merci pour la présomption d'innocence accordée au météore des dinosaures et l'anecdote du bic diabolique ...
... et, en effet, la littérature qui "se fait troupe d'oiseaux, s'éparpille aux quatre vents, et occupe à la fois tous les points de l'air et de l'espace" ne meurt pas pour autant
Pauvre Francis ! Si vous saviez, vous tous, comme c'était un doux et charmeur et cultivé prof de littérature il y a 30 ans ! et un érudit sartrien, amateur de rugby, de jazz et assumant le subversif paradoxe d'aimer aussi la toromachie ! Le parfait soixanthuitard, on lui aurait donné le petit Mao sans confession ! Tout ça pour finir à touiller dans la gamelle des plus éculées citations dévoyées sans même se rendre compte du Frollo qu'il est tout bêtement devenu, le salisseur des joies qui toujours condamnent les sentencieux !
Tiens, je lui avait dédié ce texte, il y a une dizaine d'années, suite à un énervement qu'il me provoquait déjà. Je n'en retire pas une ligne : http://www.scribd.com/doc/23501086/...