juste dépanner
Par cgat le vendredi 8 septembre 2006, 00:15 - citations - Lien permanent
II - LYCÉE PUBLIC MIXTE- TERMINALE G3 - METZ 1978
J'ai dit littérature, ils ont répondu gestion-commerce. Pas assez douée pour la voie littéraire, il aurait fallu redoubler mais les parents ne veulent pas le redoublement puisque ce n'est pas obligé. Préparer un bac pour une fille d'ouvrier, c'est déjà bien et puis gestion-commerce, ça fait sérieux. On dirait presque un métier.
Et je me laisse convaincre. Aimer lire Kerouac et Miller ne fait pas de moi une littéraire. Trop de fautes dans mes dissertations. C'est inscrit au stylo rouge dans la marge : des idées, certes, mais que de fautes ! Ce mot de faute qui fait honte et me rappelle d'où je viens. Le père et la mère qui parlent mal le français. Famille qui ne semble pas venir d'un pays mais du plus sombre de la mine, là où le grand-père poussait les wagons. La pauvreté est une punition et moi je faute dans mes dissertations.
Terminale G3, un métier assuré après le bac. Secrétaire Commerciale, C'est déjà bien pour une fille d'ouvrier. Alors, j'essaie au début de faire bien, de travailler, d'écouter et de suivre, de faire commerce, de faire gestion. Mais dans la classe tout semble vouloir se passer ailleurs qu'au tableau, ailleurs que dans la bouche des enseignants qui souvent nous traitent de bons à rien, parce qu'on ne s'intéresse pas à la vie des entreprises, à la façon de rédiger un courrier, aux subtilités de la comptabilité. De notre vie détinitivement foutue si on persiste à mal faire. Et si certains élèves s'accrochent parce que ce serait bien le bac à la fin de l'année, on est dans une classe de bons à rien. Chaque jour, un prof pour nous le rappeler, pour le graver dans notre tête, pour nous le tatouer sur la peau. Bons à rien. De leur soulagement à se convaincre que c'est de notre faute. Notre faute. (...)
IV - ENTREPRISE D'IMPORTATION - MARSEILLE - BOUCHES-DU-RHôNE - SEPTEMBRE 1978 (...)
Dans les toilettes, je fume, assise sur le couvercle baissé des W.-C. Je fume et j'ai hâte d'être 17 heures. J'ai hâte de retrouver le soleil qui donne encore un air de vacances à la ville. J'ai hâte de marcher sur le vieux port, de voir la mer, de boire un verre on terrasse. Retrouver mon temps a moi, retrouver les bonnes raisons d'être là, à Marseille. L'usine de dattes pour dépanner. Juste dépanner.
Ma cigarette fumée jusqu'à la limite du filtre jaune, je retourne dans la grande salle active et constate que des barquettes vides ont été rajoutées aux miennes. Je comprends que l'une ou peut-être toutes les autres femmes ont profité de mon départ pour se décharger d'une partie des leurs. Je ne dis rien. Je ne sais pas ce que je pourrais dire. Je ne suis pas en colère, un peu triste. Je sais que je ne suis là que pour un mois au maximum. Après, une autre ville, un autre boulot pour dépanner. Marseille n'est pas la ville pour s'arrêter.
Elles, les femmes étrangères, ici pour la survie. Ici, parce qu'elles n'ont pas d'autre choix.
Je ne dis rien, je remplirai les barquettes que je pourrai. Et j'imagine que partout dans la ville portuaire, dans des hangars comme celui-ci, oui, un peu partout dans Marseille, on trie, on pèse, on emballe la cargaison des bateaux. Les fruits, les huiles, les piments, les épices, marchandises que l'on manipule jusqu'au dégoût. L'odeur qui s'infiltre par le nez, la bouche et la peau. L'odeur qui s'installe et chasse les rêves.
Fabienne Swiatly, Gagner sa vie (La fosse aux ours, 2006, p. 11-12 et 24-25)
Commentaires
Comme le thème de ce livre me paraît étrangement familier… Je cours l’acheter ! Et qui que tu sois, cher blogueur, merci pour l’évocation du livre mien (Pique-nique dans ma tête…). Oui. Moins ovni que les autres, dis-tu. Mais c’est aussi que des ovnis, les bases de lancement de la galaxie éditoriale n’en veulent plus… Que veux-tu, tu es une exception d’avoir, dis-tu, aimé qu’ils fussent des ovnis. Remarque, à voir les résultats des ventes de mes deux précédents opus, je ne jette pas la pierre aux éditeurs. Les ovnis, on connaît. A peine décollés qu’ils vous explosent en vol et vous reviennent en pleine poire sous formes d’invendus tôle tordue, par paquets carbonisés. Ouïe ! Du coup, je me le dis chaque jour. Je me le martèle en tête : il faut caresser le lecteur et non pas l’assommer. Il faut le titiller, à la rigueur un peu lestement, mais ne pas l’agresser. Non, non. Ne plus l’agresser. Fini, ça. Il faut penser comme lui (ce "lui " étant cet individu-type moyen, inventé par les spécialistes du marketing : ahuri, veule et surtout, surtout prévisible, tout est là ! – un individu qui n’est au fond qu’une projection de ce qu’ils sont eux-mêmes, nos amis spécialistes, les Duranton inc. - d’où en définitive son extrême " justesse " au regard du sacro-saint marché : ne lui colle-t-il pas au plus près ?). Non, dis-je. Il ne faut pas être bancal, retors, anguleux, compliqué, indéchiffrable. Hermétique. Façon Paillard première manière. Ou, pour prendre les pires maîtres, façon Robbe-Grillet. Ouh ! L’infâme. Sadique, hein. Pliant le lecteur à une discipline. Une absurde discipline. Le faisant tant souffrir. Ce travail d’attention minutieuse. Pour qu’à la fin. Quoi ? Rien. Ou pas grand-chose. Et pourtant le pliant, le lecteur. Le rapetassant. A le casser en deux. Non, non. Le lecteur d’aujourd’hui est nettement moins maso qu’avant. Ou plus fier. Moi, Monsieur, on ne me la fait pas. Tout est simple, dorénavant. Tout est limpide. Une loi. Une seule loi prévaut. Dès la vue du livre – ou son ouïe, via une publicité radio - le lecteur – ou ce qu’il en reste - doit éprouver immédiatement un sentiment de bien-être. Mmmmh… De familiarité. Aaaaahh… De proximité. Ouiiii… Et ce sentiment de bien être, cette pure émotion, ce pur pathos doivent accompagner le lecteur jusqu’au bout de la lecture. Car le lecteur n’est pas fou. Il n’est pas con le lecteur. S’il n’aime pas, il ne reviendra pas. Alors le livre, s’il veut exister, s’il veut être lu, ce livre doit accueillir le lecteur en domestique. C’est lui qui doit se plier, le livre. En quatre. Il doit accueillir le lecteur en gants blancs, déguisé en clown, en Pluto, en Donald, en enfant battu, en victime d’inceste, en nazi, peu importent, mais il doit accueillir le lecteur dans son petit Disneyland portatif exactement comme on accueille le client-roi dans un centre de loisirs. Avec déférence. Avec des mots vrais. Des mots simples. Des mots forts. Des mots à lui, le lecteur. Avec des idées, des envies, des soucis qu’il a déjà eus, le lecteur. En le confortant dans l’idée qu’il a de lui-même, le lecteur. Celle d’une personne vraie, simple, forte. Authentique. Je comprends cela. Nous comprenons tous cela. Nous voulons tous cela, Duranton. Car ce livre, si nous nous mettons dans la position de l’acquérir, Duranton, il va bien falloir le payer, non ? Or, lire, c’est un effort, non ? Alors dites-moi, Duranton. Peut-on sérieusement croire qu’un livre peut se rémunérer sur l’effort qu’un acheteur " potentiel " doit effectuer à sa lecture ? Absurde ! Notez, Duranton. Notez la leçon " number one " : surtout ne pas le brusquer, notre ami acheteur. Ou lecteur, comme vous voulez. Ne pas le braquer. Ne pas lui donner l’impression qu’on le juge, Duranton. L’acheteur est un allié. L’acheteur est un " sponsor ", Duranton. Il faut le conduire doucement, sans à-coups, là où il veut aller. Il faut le conforter – comme dans tout roman conventionnel – bourgeois disait-on jadis- conjugué à la troisième personne du singulier, (ou, plaisir pervers, et même si la tendance est au retour du " il ", à la première personne) - dans le sentiment qu’il est au centre du monde, le lecteur. Et qu’il en est le maître suprême. Ce qui est vrai, Duranton ! Au moment où il va opérer son achat, il est le maître. Indéniablement. Que voulez-vous, nous sommes à l’heure du " public choice ", Duranton. D’où l’autre règle, Duranton. Prenez votre crayon. La règle " number two ". Un lecteur qui ne comprend pas, à la première seconde, de quoi il retourne en feuilletant le livre qu’il projette d’acheter (c-a-d un livre, au fond, où il ne se reconnaît pas au premier coup d’œil, au hasard d’une phrase –le fameux, le détestable " coup de cœur ") le refermera im-man-qua-ble-ment, Duranton. Clac. Dé-fi-ni-ti-ve-ment. Vous aurez beau le menacer de l’écorcher vif, il n’achètera pas… Il n’achètera jamais. Même si vous lui proposez, tiens ! de le lui donner, ce livre. Même si vous lui proposez de le rémunérer pour en faire, tiens ! la critique de ce livre… Et pour finir, remarque ceci, cher blogueur inconnu, note que bien que moins ovni que les autres, Pique-nique ne se vendra pas plus qu’eux. Car il tombe sans conteste dans un autre piège, ce bouquin. Ses phrases sont peut-être un peu plus claires, mais, comme tu le dis fort justement, le propos est trop complexe, trop éclaté, filandreux, allusif pour qu’au feuilletage, on saisisse vraiment de quoi il retourne. Et puis ces paragraphes qui se terminent par des phrases qui, elles, ne se terminent pas. Franchement. Ce procédé a indéniablement quelque chose d’irritant à la première lecture. De gratuit, non ?
mais cerains blogs devraient avoir plus d'audience pour l'envie qu'ils vous donnent des livres, envie malheureusement un peu contrariée par mes moyens. Je fais des listes. Vais je les perdre ?
merci brigetoun de m'avoir suivie dans cette nouvelle adresse
et merci beaucoup jean-françois paillard d'avoir écrit dans cette petite case étriquée ce beau et long commentaire qui prolonge la lecture de votre livre
et surtout laissez dire les éditeurs : il y a encore (je crois) des lecteurs qui aiment les ovnis et les livres complexes et être surpris et que ça résiste et ne pas tout comprendre
ce qui ne l'empêche pas de se reconnaître, le lecteur ... car le lecteur aussi (moi, en tout cas) est " bancal, retors, anguleux, compliqué, indéchiffrable " et assez souvent il se sent ovni, le lecteur !
et puis le lecteur, lui aussi (moi, donc), aime bien ne pas finir ses phrases
à part ça comme vous semblez vous interroger sur mon identité, je suis aussi la webmestre de labyrinthe et nous avons déjà échangé quelques mails à ce titre
dont acte - Et longue vie à votre ligne du fuite, très instructive... JFP