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( (...) quelque chose pour être écrit — ou décrit — en latin, à l'aide de ces mots latins, non pas crus, impudiques, mais, semble-t-il, spécialement conçus et forgés pour le bronze, les pierres maçonnées des arcs de triomphe, des aqueducs, des monuments, les rangées de mots elles-mêmes comme maçonnées, elles-mêmes semblables à d'indestructibles murailles destinées à durer plus longtemps que le temps même, avec la compacte succession de leurs lettres taillées en forme de coins, de cubes, de poutres, serrées, ajustées sans ponctuation, majuscule, ni le moindre interstice, à la façon de ces murs construits sans mortier, les mots se commandant les uns les autres, ajustés aussi par cette syntaxe impérieuse inventée sans doute en prévision des mutilations futures et à seule fin de pouvoir être reconstitués mille ou deux mille ans plus tard, après avoir été dispersés, oubliés, enterrés, recouverts de ronces, submergés et redécouverts, épelés par la main des bergers qui suit du doigt sur le marbre du fronton dans l'herbe folle de la verte Arcadie, récités, ânonnés par les futures générations de cancres aux doigts tachés d'encre, cherchant, le feu aux joues (dans les dictionnaires tachés d'encre, aux pages cornées, à la reliure démantibulée, rafistolés, rapiécés, recouverts de papier d'emballage bleu ou beige et où des générations successives de grands frères ont déjà cherché avant eux — sorte de Bibles de la connaissance, transmises de mains en mains, et sur la page de garde desquelles les noms successifs des possesseurs s'alignent, s'étagent, maladroitement calligraphiés en des encres jaunies), cherchant les vieux, les indestructibles mots latins (matrone, mentule, menstrues), les lèvres tachées de violet mordillant le porte-plume rongé comme si, avec l'encre qui les souille, elles suçaient sans comprendre le lait, le principe, non pas même d'une civilisation, de la poussiéreuse culture aux inutiles et poussiéreux bouquins, mais de la vie même),

Claude Simon, L'Herbe (Minuit, 1958, p. 129-131)