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Patraque, le dernier livre de Frédéric Boyer (dont je n'aime pas tous les livres) est très réussi : il ne raconte pas votre gastro-entérite post-réveillon ; mais comment c'est l'humanité tout entière qui l'est, patraque.

Chacun porte une petite boîte à chaussures, avec dans cette boîte quelque chose qu'il appelle « ma vie ». Où le possessif sonne comme une cloche fêlée. Mais personne ne peut regarder dans la boîte de l'autre et vérifier qu'il y ait bien le mot « vie » et non pas une mouche morte ou un jouet d'enfant abandonné. La seule chose troublante est qu'un jour ou l'autre le type laisse tomber sa boîte et qu'on n'entend plus parler de lui. (p. 28)

Faites le compte, mon vieux. Plus de deux cents milliards d'êtres humains se sont succédé sur la planète depuis les débuts de l'espèce. Environ...
C'est une idée folle. C'est une idée à la fois pénible et attendrissante. Douloureusement et nécessairement absurde. Ahurissante. Nous ne sommes rien d'autre que la patience, que la douceur de ces chiffres, rien d'autre que l'idiotie avec laquelle nous nous représentons cet infiniment fini de l'espèce, et qui fait de nous de provisoires survivants.
Aujourd'hui, le soldat homo sapiens sapiens commence à se sentir bien seul.
Le mot humanité parmi les étendards des espèces vivantes désigne la foule de celles et ceux qui souffrent d'insatisfaction chronique, qui savent que tout ça est vrai et qui la bouclent.
Depuis ses débuts, c'est chaque fois la même infirmité, un entêtement stupide dans la routine aveugle et sourde de l'espèce. Longtemps les enfants voudraient avoir l'âge qu'ils n'ont pas encore, devenir grands, et réalisent brutalement un jour qu'ils sont passés dans le camp adverse. Celui des adultes et de la mort qui fait de nous tous des orphelins trop vite grandis, et vivant dans le souvenir d'un crime qui se serait effacé. Aucun d'entre nous n'a jamais rien vu venir. On passe des nuits sans sommeil, on se prive de manger et boire, et le résultat est toujours le même...
On en prend plein la gueule. (p. 80-81)

« L'existence est forcément dans l'erreur » (Voix lointaine de Marcel Proust)
L'existence comme la littérature occupe strictement le champ des erreurs.
Mais il est très difficile de découvrir l'erreur dans nos vies. Les explications psychologiques ou autres n'enlèvent jamais rien au fait que nous vivons dans l'erreur.
Le seul à avoir parfaitement compris ça, c'est le sorcier Marcel Proust. Une vie humaine n'a de récit que celui de ses erreurs.
Ça commence dans le noir et ça finit dans le noir. (p. 95-96)

Quelqu'un s'emporte, là-bas.
- Je vais engueuler les humains, dit-il. Je vais immoler les grands hommes à tous les imbéciles, et les martyrs à tous les bourreaux... Gustave Flaubert a lancé ça, le 16 décembre 1852, à sa maîtresse Louise Collet qui aurait sans doute préféré recevoir une invitation à danser. (…)
Tous les hommes devraient un jour enfiler la peau de Flaubert fatigué et engueuler comme lui le genre humain. Engueuler le peuple innombrable des morts.
Les hommes se racontent qu'ils sont des hommes. Ils jouent ce rôle-là depuis des millénaires. Ils sont tous intimement persuadés d'être des hommes. Certains jours un peu moins. Pour les hommes, l'humanité c'est comme au cinéma. Ils rêvent à moitié le rôle qu'ils ne jouent pas très bien. (p. 108-110)

L'humanité se sait superficielle mais par profondeur. Elle s'ennuie sur les terrasses ensoleillées comme au fond d'un vieux divan devant les mêmes séries télé. Plus les connaissances s'accumulent, plus l'humanité ressemble à une petite fille anorexique. Elle assiste, impuissante, à l'obésité mondiale. (p. 147)

Et si ce que nous tenions à cacher à tout prix était notre ressemblance commune ? Qu'il n'y ait pas tant de différences que ça entre nous ? Cet air ancien, vite stupide, que chaque visage humain porte sur lui. (Regardez-vous dans la glace.) (p. 149)

Frédéric Boyer, Patraque (POL, 2006)