tout autre que je ne suis
Par cgat le lundi 15 janvier 2007, 02:05 - citations - Lien permanent
Si peu maître de mon esprit seul avec moi-même, qu'on juge de ce que je dois
être dans la conversation, où, pour parler à propos, il faut penser à la fois
et sur-le-champ à mille choses. La seule idée de tant de convenances, dont je
suis sûr d'oublier au moins quelqu'une, suffit pour m'intimider. Je ne
comprends pas même comment on ose parler dans un cercle ; car à chaque mot
il faudrait passer en revue tous les gens qui sont là ; il faudrait
connaître tous leurs caractères, savoir leurs histoires, pour être sûr de ne
rien dire qui puisse offenser quelqu'un. Là-dessus, ceux qui vivent dans le
monde ont un grand avantage: sachant mieux ce qu'il faut taire, ils sont plus
sûrs de ce qu'ils disent ; encore leur échappe-t-il souvent des
balourdises. Qu'on juge de celui qui tombe là des nues : il lui est
presque impossible de parler une minute impunément. Dans le tête-à-tête il y a
un autre inconvénient que je trouve pire, la nécessité de parler
toujours : quand on vous parle, il faut répondre ; et si l'on ne dit
mot, il faut relever la conversation. Cette insupportable contrainte m'eût
seule dégoûté de la société. Je ne trouve point de gêne plus terrible que
l'obligation de parler sur-le-champ et toujours. Je ne sais si ceci tient à ma
mortelle aversion pour tout assujettissement ; mais c'est assez qu'il
faille absolument que je parle, pour que je dise une sottise
infailliblement.
Ce qu'il y a de plus fatal est qu'au lieu de savoir me taire quand je n'ai rien
à dire, c'est alors que, pour payer plus tôt ma dette, j'ai la fureur de
vouloir parler. Je me hâte de balbutier promptement des paroles sans idées,
trop heureux quand elles ne signifient rien du tout. En voulant vaincre ou
cacher mon ineptie, je manque rarement de la montrer. Entre mille exemples que
j'en pourrais citer, j'en prends un qui n'est pas de ma jeunesse, mais d'un
temps où, ayant vécu plusieurs années dans le monde, j'en aurais pris l'aisance
et le ton, si la chose eût été possible. (…)
Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment, n'étant pas un sot,
j'ai cependant souvent passé pour l'être, même chez des gens en état de bien
juger : d'autant plus malheureux que ma physionomie et mes yeux promettent
davantage, et que cette attente frustrée rend plus choquante aux autres ma
stupidité. Ce détail, qu'une occasion particulière a fait naître, n'est pas
inutile à ce qui doit suivre. Il contient la clef de bien des choses
extraordinaires qu'on m'a vu faire, et qu'on attribue à une humeur sauvage que
je n'ai point. J'aimerais la société comme un autre, si je n'étais sûr de m'y
montrer non seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. Le
parti que j'ai pris d'écrire et de me cacher est précisément celui qui me
convenait. Moi présent, on n'aurait jamais su ce que je valais, on ne l'aurait
pas soupçonné même ; (...)
Jean-Jacques Rousseau (Confessions, III, Gallimard, Pléiade, 1959, p. 115-116)
Commentaires
"Une solitude intangible est pour l'intellectuel la seule attitude où il puisse encore faire acte de solidarité. Dès qu'on rentre dans le jeu, dès qu'on se montre humain dans les contacts et dans l'intérêt qu'on témoigne aux autres, on ne fait que camoufler une acceptation tacite de l'inhumain. Il faut être du côté des souffrances des hommes ; mais chaque pas que l'on fait du côté de leurs joies est un pas vers un durcissement de la souffrance."
merci pour cette intéressante citation, dont le propos est un peu différent de celui de Rousseau
ne connaissant pas son origine, j'ai interrogé google, qui fort diligemment m'a conduite dans la zone de commentaires de Berlol (!..internet est tout petit pour ceux qui aiment la littérature!) et répondu par votre plume que son auteur était Adorno
C'est toujours comme ça. Voilà pourquoi on échoue aux examens. Friand d'une citation, on pense qu'elle justifie toutes les vérités. On en abuse. Et on se trompe. Ah lala.
Surtout avec les moyens d'aujourd'hui... Suis content en tout cas d'avoir de tes nouvelles !
pas de problème, Alain, nous ne sommes plus à l'école (!) et je suis moi-même une grande fétichiste de la citation : usez et abusez-en autant que vous le souhaitez