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Je vois tellement de paranoïaques en ce moment que je me demande si je ne suis pas lucide, dit L'Hippopo à l'auditoire las qui attend, dans l'espoir d'y entrer, devant la Bibliothèque internationale de Bathory, parmi lequel se trouve Nico. Je l'ai lu dans le billet mensuel des lectrices. Nous, lectrices du sous-sol comme lectrices des étages, exigeons fermement que les portes du jardin s'ouvrent, et que nous puissions aller ingérer, durant nos pauses, notre demi-litre de café, de thé, et diverses matières grasses et sucrées, parmi les sapins, pousses et câbles métalliques. C'est une honte que cet agréable jardin de pins, de pousses, de câbles métalliques ne soit pas ouvert aux chercheurs. Il est inacceptable, peut-on lire dans le billet des lectrices, qu'aux différentes icônes qui nous font face dans la journée à l'intérieur de la BiB s'ajoutent des icônes en taille réelle de sapins, de pousses, de câbles métalliques. C'est à devenir fou. Un p'tit bonbon ? Dès lors il est indispensable pour l'hygiène mentale des chercheuses et des étudiantes, il est indispensable pour l'ensemble des rats de bibliothèque du sous-sol plus encore que pour les rats de bibliothèque qui courent dans les premier, deuxième, troisième étages, que les baies vitrées de la BiB s'ouvrent, de manière que nous puissions déjeuner, ingérer des excitants modernes, papoter sur l'herbe entre nous, et nous assurer que la verdure que nous voyons tous les jours depuis nos ordinateurs est suffisamment réelle pour pouvoir être respirée, touchée, et verdir nos habits. Mais elles.
Mais elles répondent : Ouvrir les portes du jardin de sapins n'est pas envisageable pour le moment. Nous n'y avions pas songé lors de la construction désastreuse de la bibliothèque en forme de bouquin et, de toute manière, nous ne pouvons l'envisager. Pour la protection des livres, continue le feuillet mensuel des représentantes des lectrices de la Bibliothèque internationale de Bathory, l'accès au jardin demeure impossible malgré nos demandes répétées. La direction dit : Si nous ouvrons les portes du jardin qui donne son nom au sous-sol (rez-de-jardin) comme aux étages (le haut de jardin), on peut craindre que des insectes divers produisent un mouvement de masse inverse à celui des lectrices durant leurs pauses. Des insectes pourraient profiter des allers-retours des lectrices pour s'introduire dans les salles de lecture et déposer des larves ou des chiures sur les pages. Le billet des lectrices poursuit : Le rêve que nous avions d'installer des bancs sur les parties grillagées s'est volatilisé. Vous hochez la tête. Vous êtes d'accord ? Comment ne pas être d'accord avec nos représentantes, nos soeurs de recherche, de rancune et d'insatisfaction, souffrant des mêmes fléaux et dysfonctionnements manifestes de la BiB, et plus précisément du sous-sol ? Vous l'aviez toujours pensé. Pique-niquer parmi les câbles métalliques et les pousses qui se battent en duel au sein du cloître ne vous a pas traversé l'esprit une seule seconde. Pique-niquer joyeusement en compagnie d'amies chercheuses ou étudiantes, un gobelet en plastique de café ou de thé dans la main, le cul enfoncé dans de la terre prélevée dans un champ irradié, ne vous aurait pas semblé alléchant il y a quelques heures. Mais à présent que le billet mensuel des lectrices du sous-sol vous a expliqué combien nous avions été injustement privées, et pour des raisons inexplicables, de joyeux pique-niques parmi les herbes folles les moustiques et les pigeons morts, vous voilà convaincues.
Avouez qu'il y a de quoi être paranoïaque. Au sein même du feuillet publié, financé, diffusé par l'autorité absurde qui règne sur la Bibliothèque internationale de Bathory, nos revendications, qui ne sont pas tout à fait les nôtres, se trouvent inscrites et diffusées dans un billet des lectrices, de façon que, satisfaites que nos revendications et insatisfactions soient traitées, défendues avec clarté et fermeté : Nous continuerons à nous battre, nous ne prenions pas la parole. Nous voyons cela partout. Regardez. Les publicités. N'avez-vous pas remarqué les publicités qui incluent contre-pubs et détournements de pubs ? À la fin du xxe siècle, les détournements de pubs ne se bornaient pas aux slogans dénués de fondement idéologique actuels, du type Marre de la pub. Aux spectacles qui tapissaient les rues, les couloirs, les murs du métro, des gares, qui envahissaient les magazines, les journaux, les images, la radio, certains avaient, à l'aide de stylos, de feutres, de marqueurs, de peinture, décidé d'y inscrire de tout autres messages que ceux diffusés par la société de consommation. AVALE TA LOI ! LES ÊTRES HUMAINS NE SONT PAS DES MARCHANDISES. VIVE LA SEXUALITÉ LIBRE ! À BAS LE TRAVAIL ! LE MARIAGE OU LA VIE ! À BAS L'ETAT, À BAS LES FLICS, À BAS LE FRIC ! NE TUEZ JAMAIS UN FLIC DE FACE ! TOUT ÉTAT POLICIER EST UN ÉTAT CHANCELANT ! À présent, la publicité intègre l'écriture à la main, des similidétournements, de façon à donner l'illusion aux gens que leurs frustrations et doléances muettes sont prises en compte par le spectacle. Ils font partie du spectacle, jusque dans leur colère et leur colère potentielle. Que réclamer après cela ? Qu'ajouter ? Que détourner ? Contre quoi tourner sa colère ? Quelle personnalité affirmer ? Quelle graphie ? Même si je ne voulais pas être paranoïaque, cette société du bonheur béat et creux m'en empêcherait.

Isabelle Zribi, Bienvenue à Bathory (Verticales, 2007, p. 112-115)