colère potentielle
Par cgat le mercredi 24 janvier 2007, 22:58 - écrivains - Lien permanent
Je vois tellement de paranoïaques en ce moment que je me demande si je ne
suis pas lucide, dit L'Hippopo à l'auditoire las qui attend, dans l'espoir d'y
entrer, devant la Bibliothèque internationale de Bathory, parmi lequel se
trouve Nico. Je l'ai lu dans le billet mensuel des lectrices. Nous, lectrices
du sous-sol comme lectrices des étages, exigeons fermement que les portes du
jardin s'ouvrent, et que nous puissions aller ingérer, durant nos pauses, notre
demi-litre de café, de thé, et diverses matières grasses et sucrées, parmi les
sapins, pousses et câbles métalliques. C'est une honte que cet agréable jardin
de pins, de pousses, de câbles métalliques ne soit pas ouvert aux chercheurs.
Il est inacceptable, peut-on lire dans le billet des lectrices, qu'aux
différentes icônes qui nous font face dans la journée à l'intérieur de la BiB
s'ajoutent des icônes en taille réelle de sapins, de pousses, de câbles
métalliques. C'est à devenir fou. Un p'tit bonbon ? Dès lors il est
indispensable pour l'hygiène mentale des chercheuses et des étudiantes, il est
indispensable pour l'ensemble des rats de bibliothèque du sous-sol plus encore
que pour les rats de bibliothèque qui courent dans les premier, deuxième,
troisième étages, que les baies vitrées de la BiB s'ouvrent, de manière que
nous puissions déjeuner, ingérer des excitants modernes, papoter sur l'herbe
entre nous, et nous assurer que la verdure que nous voyons tous les jours
depuis nos ordinateurs est suffisamment réelle pour pouvoir être respirée,
touchée, et verdir nos habits. Mais elles.
Mais elles répondent : Ouvrir les portes du jardin de sapins n'est pas
envisageable pour le moment. Nous n'y avions pas songé lors de la construction
désastreuse de la bibliothèque en forme de bouquin et, de toute manière, nous
ne pouvons l'envisager. Pour la protection des livres, continue le feuillet
mensuel des représentantes des lectrices de la Bibliothèque internationale de
Bathory, l'accès au jardin demeure impossible malgré nos demandes répétées. La
direction dit : Si nous ouvrons les portes du jardin qui donne son nom au
sous-sol (rez-de-jardin) comme aux étages (le haut de jardin), on peut craindre
que des insectes divers produisent un mouvement de masse inverse à celui des
lectrices durant leurs pauses. Des insectes pourraient profiter des
allers-retours des lectrices pour s'introduire dans les salles de lecture et
déposer des larves ou des chiures sur les pages. Le billet des lectrices
poursuit : Le rêve que nous avions d'installer des bancs sur les parties
grillagées s'est volatilisé. Vous hochez la tête. Vous êtes d'accord ?
Comment ne pas être d'accord avec nos représentantes, nos soeurs de recherche,
de rancune et d'insatisfaction, souffrant des mêmes fléaux et
dysfonctionnements manifestes de la BiB, et plus précisément du sous-sol ?
Vous l'aviez toujours pensé. Pique-niquer parmi les câbles métalliques et les
pousses qui se battent en duel au sein du cloître ne vous a pas traversé
l'esprit une seule seconde. Pique-niquer joyeusement en compagnie d'amies
chercheuses ou étudiantes, un gobelet en plastique de café ou de thé dans la
main, le cul enfoncé dans de la terre prélevée dans un champ irradié, ne vous
aurait pas semblé alléchant il y a quelques heures. Mais à présent que le
billet mensuel des lectrices du sous-sol vous a expliqué combien nous avions
été injustement privées, et pour des raisons inexplicables, de joyeux
pique-niques parmi les herbes folles les moustiques et les pigeons morts, vous
voilà convaincues.
Avouez qu'il y a de quoi être paranoïaque. Au sein même du feuillet publié,
financé, diffusé par l'autorité absurde qui règne sur la Bibliothèque
internationale de Bathory, nos revendications, qui ne sont pas tout à fait les
nôtres, se trouvent inscrites et diffusées dans un billet des lectrices, de
façon que, satisfaites que nos revendications et insatisfactions soient
traitées, défendues avec clarté et fermeté : Nous continuerons à nous
battre, nous ne prenions pas la parole. Nous voyons cela partout. Regardez. Les
publicités. N'avez-vous pas remarqué les publicités qui incluent contre-pubs et
détournements de pubs ? À la fin du xxe siècle, les détournements de pubs
ne se bornaient pas aux slogans dénués de fondement idéologique actuels, du
type Marre de la pub. Aux spectacles qui tapissaient les rues, les couloirs,
les murs du métro, des gares, qui envahissaient les magazines, les journaux,
les images, la radio, certains avaient, à l'aide de stylos, de feutres, de
marqueurs, de peinture, décidé d'y inscrire de tout autres messages que ceux
diffusés par la société de consommation. AVALE TA LOI ! LES ÊTRES HUMAINS
NE SONT PAS DES MARCHANDISES. VIVE LA SEXUALITÉ LIBRE ! À BAS LE
TRAVAIL ! LE MARIAGE OU LA VIE ! À BAS L'ETAT, À BAS LES FLICS, À BAS
LE FRIC ! NE TUEZ JAMAIS UN FLIC DE FACE ! TOUT ÉTAT POLICIER EST UN
ÉTAT CHANCELANT ! À présent, la publicité intègre l'écriture à la main,
des similidétournements, de façon à donner l'illusion aux gens que leurs
frustrations et doléances muettes sont prises en compte par le spectacle. Ils
font partie du spectacle, jusque dans leur colère et leur colère potentielle.
Que réclamer après cela ? Qu'ajouter ? Que détourner ? Contre
quoi tourner sa colère ? Quelle personnalité affirmer ? Quelle
graphie ? Même si je ne voulais pas être paranoïaque, cette société du
bonheur béat et creux m'en empêcherait.
Isabelle Zribi, Bienvenue à Bathory (Verticales, 2007, p. 112-115)