méconnaître un dieu
Par cgat le vendredi 9 février 2007, 12:30 - citations - Lien permanent
Puisque ce « passage secret » (il le reste même s'il a été souvent cité et étudié) figure dans mes tablettes numériques (il m'est cher et secret aussi), j'espère que Jean-François Paillard ne m'en voudra pas de le rendre moins secret en le citant in extenso :
Nous descendîmes sur Hudimesnil ; tout d'un coup je fus rempli de ce bonheur profond que je n'avais pas souvent ressenti depuis Combray, un bonheur analogue à celui que m'avaient donné, entre autres, les clochers de Martinville. Mais, cette fois, il resta incomplet. Je venais d'apercevoir, en retrait de la route en dos d'âne que nous suivions, trois arbres qui devaient servir d'entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés, mais je sentais qu'il m'avait été familier autrefois ; de sorte que, mon esprit ayant trébuché entre quelque année lointaine et le moment présent, les environs de Balbec vacillèrent et je me demandai si toute cette promenade n'était pas une fiction, Balbec, un endroit où je n'étais jamais allé que par l'imagination, Mme De Villeparisis, un personnage de roman et les trois vieux arbres, la réalité qu'on retrouve en levant les yeux de dessus le livre qu'on était en train de lire et qui vous décrivait un milieu dans lequel on avait fini par se croire effectivement transporté.
Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu'ils recouvraient quelque chose sur quoi il n'avait pas prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts, allongés au bout de notre bras tendu, effleurent seulement par instant l'enveloppe sans arriver à rien saisir. Alors on se repose un moment pour jeter le bras en avant d'un élan plus fort et tâcher d'atteindre plus loin. Mais pour que mon esprit pût ainsi se rassembler, prendre son élan, il m'eût fallu être seul. Que j'aurais voulu pouvoir m'écarter comme je faisais dans les promenades du côté de Guermantes quand je m'isolais de mes parents ! Il me semblait même que j'aurais dû le faire. Je reconnaissais ce genre de plaisir qui requiert, il est vrai, un certain travail de la pensée sur elle-même, mais à côté duquel les agréments de la nonchalance qui vous fait renoncer à lui, semblent bien médiocres. Ce plaisir, dont l'objet n'était que pressenti, que j'avais à créer, moi-même, je ne l'éprouvais que de rares fois, mais à chacune d'elles il me semblait que les choses qui s'étaient passées dans l'intervalle n'avaient guère d'importance et qu'en m'attachant à sa seule réalité je pourrais commencer enfin une vraie vie. Je mis un instant ma main devant mes yeux pour pouvoir les fermer sans que Mme De Villeparisis s'en aperçût. Je restai sans penser à rien, puis de ma pensée ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus avant dans la direction des arbres, ou plutôt dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en moi-même. Je sentis de nouveau derrière eux le même objet connu mais vague et que je pus ramener à moi. Cependant tous trois, au fur et à mesure que la voiture avançait, je les voyais s'approcher. Où les avais-je déjà regardés ? Il n'y avait aucun lieu autour de Combray où une allée s'ouvrît ainsi. Le site qu'ils me rappelaient, il n'y avait pas de place pour lui davantage dans la campagne allemande où j'étais allé, une année, avec ma grand'mère prendre les eaux. Fallait-il croire qu'ils venaient d'années déjà si lointaines de ma vie que le paysage qui les entourait avait été entièrement aboli dans ma mémoire et que, comme ces pages qu'on est tout d'un coup ému de retrouver dans un ouvrage qu'on s'imaginait n'avoir jamais lu, ils surnageaient seuls du livre oublié de ma première enfance ? N'appartenaient-ils au contraire qu'à ces paysages du rêve, toujours les mêmes, du moins pour moi en qui leur aspect étrange n'était que l'objectivation dans mon sommeil de l'effort que je faisais pendant la veille, soit pour atteindre le mystère dans un lieu derrière l'apparence duquel je le pressentais, comme cela m'était arrivé si souvent du côté de Guermantes, soit pour essayer de le réintroduire dans un lieu que j'avais désiré connaître et qui, du jour où je l'avais connu, m'avait paru tout superficiel, comme Balbec ? N'étaient-ils qu'une image toute nouvelle détachée d'un rêve de la nuit précédente, mais déjà si effacée qu'elle me semblait venir de beaucoup plus loin ? Ou bien ne les avais-je jamais vus et cachaient-ils derrière eux, comme tels arbres, telle touffe d'herbe que j'avais vus du côté de Guermantes, un sens aussi obscur, aussi difficile à saisir qu'un passé lointain, de sorte que, sollicité par eux d'approfondir une pensée, je croyais avoir à reconnaître un souvenir ? Ou encore ne cachaient-ils même pas de pensée et était-ce une fatigue de ma vision qui me les faisait voir doubles dans le temps comme on voit quelquefois double dans l'espace ? Je ne savais. Cependant ils venaient vers moi ; peut-être apparition mythique, ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles. Je crus plutôt que c'étaient des fantômes du passé, de chers compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée, je reconnaissais le regret impuissant d'un être aimé qui a perdu l'usage de la parole, sent qu'il ne pourra nous dire ce qu'il veut et que nous ne savons pas deviner. Bientôt, à un croisement de route, la voiture les abandonna. Elle m'entraînait loin de ce que je croyais seul vrai, de ce qui m'eût rendu vraiment heureux, elle ressemblait à ma vie.
Je vis les arbres s'éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire : « ce que tu n'apprends pas de nous aujourd'hui, tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d'où nous cherchions à nous hisser jusqu'à toi, toute une partie de toi-même que nous t'apportions tombera pour jamais au néant ». En effet, si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d'inquiétude que je venais de sentir encore une fois, et si un soir - trop tard, mais pour toujours - je m'attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes, en revanche, je ne sus jamais ce qu'ils avaient voulu m'apporter ni où je les avais vus. Et quand, la voiture ayant bifurqué, je leur tournai le dos et cessai de les voir, tandis que Mme De Villeparisis me demandait pourquoi j'avais l'air rêveur, j'étais triste comme si je venais de perdre un ami, de mourir à moi-même, de renier un mort ou de méconnaître un dieu.
Marcel Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, II, À la Recherche du temps perdu (Gallimard, Pléiade, 1988, II, p. 76-79)
J'ai cherché en vain l'« épouvantail », et fini par conclure qu'il était l'irruption, dans le souvenir d'une lecture, d'une métaphore de l'écrivain contemporain au « statut » si précaire (tout cela est très proustien) ! En revanche grâce à lui je me suis interrogée sur la « ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles » que je n'avais pas remarquée lors de mes précédentes lectures : les « Nornes » selon la note (que wikipedia permet de compléter) sont « les déesses du Destin dans la mythologie scandinave ».
Commentaires
La descente sur Hudimesnil était donc bien un passage "souvent cité et étudié" (ce que je subodorais bien sûr, mais sans en avoir confirmation) et Damiana Legowisko avait donc raison de se gausser de ce "pont-aux-ânes" évoqué par le narrateur de Pique-Nique... L'épouvantail, oui, je l'ai inventé. Il a pris, par un tour de passe passe logique - il symbolise effectivement le misérable auteur de ces lignes, la place des arbres... Mais franchement quel texte, quel texte !
"Elle m'entraînait loin de ce que je croyais seul vrai, de ce qui m'eût rendu vraiment heureux, elle ressemblait à ma vie."
la voiture s'appelle ego, moi, je.
vous pouvez aussi rapprocher ce passage "j'étais triste comme si je venais de perdre un ami, de mourir à moi-même, de renier un mort ou de méconnaître un dieu." de la citation de saul de tarse "les vivants sont les morts, ce sont les morts qui sont vivants".
ou bien "je suis vivant et vous êtes morts" (Philip K Dick), gmc
quel texte, en effet, jfp ... où ce que l'écriture de Proust rend beau c'est justement l'échec (qu'il soit de la voiture ou de l'ego ou du "bond" raté de la pensée ou de toute vie)
... quand à Damiana Legowisko elle n'a raison de se gausser qu'au second degré, parce que justement elle est Damiana Legowisko et ne comprend rien à Proust ni à la littérature (elle est assez semblable en cela à nombre de personnages proustiens) : c'est une des raisons pour lesquelles j'avais aimé et cité ce passage de votre roman
si vous aimez dick, voici une petite chose qui date de septembre dernier:
A SCANNER DEEPLY
La tranchée verte incendie les diagrammes exogènes des mondes souterrains, illuminant les ombres, éclairant les miroirs indélicats, magnifiant les brûlis des jachères. Une rotoscopie habile rhabille les papilles qui babillent dans le futile, univers de brindilles, paradis de stylo-bille, rien de neuf sous les charmilles.
Bien le bonjour, Mister Dick, tout est toujours égal à lui-même au milieu des catacombes hallucinatoires que vos pas éthérés vous firent visiter en d'autres temps, certains affirment leur créer de nouveaux oripeaux mais, en clair, ce ne sont qu'entreprises de recyclage carbonifère, ravaudages mal dégrossis de scripts écrits mille fois, de la redite alambiquée pour regards anémiés; Nouveauté, ils appellent cela comme ça! Oui...? Ha, vous aussi, vous trouvez qu'ils sont gonflés, les Musclors de l'innovation et de la créativité à tout prix. Rassurez-vous, vous n'êtes pas le seul. Enfin, vous savez, c'est l'âge moderne maintenant, les parents se reposent et méditent dans leurs jardins arborés et les enfants s'occupent comme ils peuvent avec leurs tanks, leurs missiles, leurs labos de tripatouillage génétique et leur usines à décérébrer les péquenots. Vous voyez, rien de neuf, par ailleurs, vous l'aviez déjà écrit à votre époque. Voilà, c'est cela le modernisme, création de déchets, tri et recyclage, rien de plus
De mémoire, il y a un poème en prose de Rimbaud où figurent les nornes.
Soir historique, peut-être ? Vais vérifier.
C'était bien ça :
http://www.ciel-et-enfer.net/soir-h...
merci beaucoup, guillaume, pour ces liens et références
Ces trois arbres sont depuis bien longtemps sur mes tablettes, comme sur celles de beaucoup de proustiens. Le hasard ayant mis cette année sur ma route de prof " Un amour de Swann" (hélas, seul, amputé de "Combray" et de "Noms de pays:le nom", ce qui lui retire beaucuop de sens), j'ai pris le risque de demander à mes élèves (j'enseigne à de futurs ingénieurs, à Aubervilliers) de lire ce morceau. Bien sûr, tous ne crochent pas dedans, mais il y en a qui se le sont approprié de manière étonnante. La sombre chute en particulier en a ému plus d'un, dont un qui y a tout de go vu un rappel évident des croyances celtiques évoquées par le narrateur quand il introduit le récit de la madeleine..(un autre pont aux ânes,paraît-il...). Puissance intacte de l'écriture, où qu'on la donne à lire.
Ne pas manquer, à propos de pont aux ânes; le débat qui lui est consacré sur le blog des correcteurs du monde, Langue piquante.
intéressant en effet ! j'ajoute le lien : http://correcteurs.blog.lemonde.fr/...