une poignée de verre pilé
Par cgat le jeudi 22 février 2007, 00:10 - citations - Lien permanent
ce fut ainsi que cela se passa, en tout cas ce fut cela qu'il vécut, lui : cette incohérence, cette juxtaposition brutale, apparemment absurde, de sensations, de visages, de paroles, d'actes. Comme un récit, des phrases dont la syntaxe, l'agencement ordonné - substantif, verbe, complément - seraient absents. Comme ce que devient n'importe quel article de journal (le terne, monotone et grisâtre alignement de menus caractères à quoi se réduit, aboutit toute l'agitation du monde) lorsque le regard tombe par hasard sur la feuille déchirée qui a servi à envelopper la botte de poireaux et qu'alors, par la magie de quelques lignes tronquées, incomplètes, la vie reprend sa superbe et altière indépendance, redevient ce foisonnement désordonné, sans commencement ni fin, ni ordre, les mots éclatant d'être de nouveau séparés, libérés de la syntaxe, de cette fade ordonnance, ce ciment bouche-trou indifféremment apte à tous usages et que le rédacteur de service verse comme une sauce, une gluante béchamelle pour relier, coller tant bien que mal ensemble, de façon à les rendre comestibles, les fragments éphémères et disparates de quelque chose d'aussi indigeste qu'une cartouche de dynamite ou une poignée de verre pilé : grâce à quoi (au grammairien, au rédacteur de service et à la philosophie rationaliste) chacun de nous peut avaler tous les matins, en même temps que les tartines de son petit déjeuner, sa lénifiante ration de meurtres, de violences et de folie ordonnés de cause à effet, quitte, si cela ne le satisfait pas (et apparemment, et contrairement à ce qu'il pense, cela ne le satisfait pas), à recourir en supplément aux bons offices des esprits, du marc de café, des cierges bénis, des hommes providentiels ou de la camisole de force. Dans son récit donc, ou plutôt chaque fois qu'il me parla plus tard de ces journées (car ce ne fut que par bribes qu'il me raconta tout cela, et peu à peu, et non pas à proprement parler sous la forme d'un récit mais quand la mémoire de tel ou tel détail lui revenait, sans que l'on sût jamais exactement pourquoi — si tant est que l'on sache jamais exactement ce qui fait ressurgir, intolérable et furieux, non pas le souvenir toujours rangé quelque part dans ce fourre-tout de la mémoire, mais, abolissant le temps, la sensation elle-même, chair et matière, jalouse, impérieuse, obsédante), (…)
Claude Simon, Le Vent : tentative de restitution d'un retable baroque (Minuit, 1957, p. 174-175)
Commentaires
Et c'est bien la seule fois que Claude Simon parle de "béchamelle", Cf. http://www.cavi.univ-paris3.fr/phal... ; alors que "dynamite" aura 4 occurrences, Cf. http://www.cavi.univ-paris3.fr/phal...
On pourrait d'ailleurs déranger un peu Google en lui demandant de référencer tous les mots de cette page 175 du "Vent" : Cf. http://www.google.com/search?hl=fr&...
Quel plaisir encore !
Arezzo, ah si j'avais eu Claude Simon en même temps !
je suis vraiment contente que mes repros de Piero della Francesca vous plaisent Alain : Arezzo est un excellent souvenir pour moi aussi, et Borgo San Sepolcro et la petite chapelle de Monterchi ...
merci Berlol de rappeler l'existence du lexique simonien d'Hubert de Phalèse : je regrette toujours qu'il y manque le Jardin des Plantes et le Tramway (d'autant que j'ai jadis passé des journées entières non pas dans les arbres mais penchée sur mon scanner à océriser le Jardin des Plantes à l'aide d'une version assez archaïque d'omnipage)