et je me tape sur le cœur
Par cgat le jeudi 15 mars 2007, 00:59 - citations - Lien permanent
ROUSSELIN : Si je comparais l'Anarchie à un serpent, pour ne pas dire
hydre ? Et le pouvoir... à un Vampire ? Non, c'est prétentieux !
Il faudrait cependant intercaler quelque phrase à effet, de ces traits qui
enlèvent... comme : « fermer l'ère des révolutions, camarilla, droits
imprescriptibles, virtuellement ; » et beaucoup de mots en isme :
« parlementarisme, obscurantisme !... »
Calmons-nous ! un peu d'ordre. Les électeurs vont venir, tout est
prêt ; on a constitué le bureau, hier au soir. Le voilà, le bureau !
Ici la place du Président (il montre la table, au milieu) ; des deux côtés
les deux secrétaires, et moi, au milieu, en face du public!... Mais sur quoi
m'appuierai-je ? Il me faudrait un tribune ! Oh ! je l'aurai, la
tribune ! En attendant... (Il va prendre une chaise et la pose devant lui,
sur la petite estrade) Bien ! et je placerai le verre d'eau, - car je
commence à avoir une soif abominable - je placerai le verre d'eau là ! (Il
prend le verre d'eau qui se trouve sur la table du Président, et le met sur sa
chaise). Aurai-je assez de sucre ? (Regardant le bocal qui en est plein)
Oui !
Tout le monde est assis. Le Président ouvre la séance, et quelqu'un prend la
parole. Il m'interpelle pour me demander... par exemple... Mais d'abord qui
m'interpelle ? Où est l'individu ? A ma droite, je suppose !
Alors, je tourne la tête brusquement !... Il doit être moins loin ? (Il va
déranger une chaise, puis remonte). Je conserve mon air tranquille, et tout en
enfonçant la main dans mon gilet... Si j'avais pris mon habit ? C'est plus
commode pour le bras ! Une redingote vaut mieux, à cause de la simplicité.
Cependant, le peuple, on a beau dire, aime la tenue, le luxe. Voyons ma
cravate ? (Il se regarde dans une petite glace à main qu'il tire de sa
poche.) Le col un peu plus bas. Pas trop, cependant ; on ressemble à un
chanteur de romances. Oh ! ça ira - avec un mot de Murel, de temps à
autre, pour me soutenir ! C'est égal ! Voilà une peur qui m'empoigne,
et j'éprouve à l'épigastre... (Il boit) Ce n'est rien. Tous les grands orateurs
ont cela à leurs débuts ! Allons, pas de faiblesses, ventrebleu ! un
homme en vaut un autre, et j'en vaux plusieurs ! Il me monte à la tête...
comme des bouillons ! et je me sens, ma parole, un toupet infernal !
« Et c'est à moi que ceci s'adresse, Monsieur ! » Celui-là est en
face ; marquons-le ! (Il dérange une chaise et la pose au milieu.)
« A moi que ceci s'adresse à moi ! » Avec les deux mains sur la
poitrine, en me baissant un peu. « A moi, qui, pendant quarante ans... à
moi, dont le patriotisme... à moi que... à moi pour lequel... » puis, tout
à coup : « Ah ! vous ne le croyez pas vous-même, monsieur !
» Et on reste sans bouger ! Il réplique : « Vos preuves
alors ! donnez vos preuves ! Ah ! prenez garde ! On ne se
joue pas de la crédulité publique ! » Il ne trouve rien. « Vous vous
taisez ! ce silence vous condamne ! J'en prends acte ! » Un peu
d'ironie maintenant ! On lui lance quelque chose de caustique, avec un
rire de supériorité. « Ah! ah ! » Essayons le rire de supériorité.
« Ah ! ah ! ah! je m'avoue vaincu, effectivement !
Parfait ! » Mais deux autres qui sont là ! - je les reconnaîtrai, -
s'écrient que je m'insurge contre nos institutions, ou n'importe quoi. Alors,
d'un ton furieux : « Mais vous niez le progrès ! » Développement
du mot progrès : « Depuis l'astronome avec son télescope qui pour le
hardi nautonnier... jusqu'au modeste villageois baignant de ses sueurs... le
prolétaire de nos villes... l'artiste dont l'inspiration... » Et je
continue jusqu'à une phrase, où je trouve le moyen d'introduire le mot
« bourgeoisie ». Tout de suite, éloge de la bourgeoisie, le tiers Etat,
les cahiers, 89, notre commerce, richesse nationale, développement du bien-être
par l'ascension progressive des classes moyennes. Mais un ouvrier :
« Eh bien ! et le peuple, qu'en faites-vous ? » Je pars :
« Ah ! le peuple, il est grand ! » ; et je le flagorne, je
lui en fourre par-dessus les oreilles ! J'exalte Jean-Jacques Rousseau qui
avait été domestique, Jacquart tisserand, Marceau tailleur ; tous les
tisserands, tous les domestiques et tous les tailleurs seront flattés. Et,
après que j'ai tonné contre la corruption des riches : « Que lui
reproche-t-on, au peuple ? c'est d'être pauvre ! » Tableau enragé de
sa misère ; bravos ! « Ah ! pour qui connaît ses vertus,
combien est douce la mission de celui qui peut devenir son mandataire ! Et
ce sera toujours avec un noble orgueil que je sentirai dans ma main la main
calleuse de l'ouvrier ! parce que son étreinte, pour être un peu rude,
n'en est que plus sympathique ! parce que toutes les différences de rang,
de titre et de fortune sont, Dieu merci ! surannés, et que rien n'est
comparable à l'affection d'un homme de cœur !... » Et je me tape sur le
cœur ! bravo ! bravo ! bravo !
UN GARÇON DE CAFE : M. Rousselin, ils arrivent !
ROUSSELIN : Retirons-nous, que je n'aie pas l'air... Aurai-je le temps
d'aller chercher mon habit ? Oui ! - en courant (Il sort)
Gustave Flaubert, Le Candidat (1874), Acte III, scène 1
Cette pièce est rééditée par les éditions Le mot et le reste ; on peut aussi la lire en ligne grâce à Jean-Benoît Guinot.
Commentaires
merci - je vais voir, mais est ce mieux qu'assez amusant ?
c'est amusant dans le contexte actuel ... mais ce n'est certainement pas ce que Flaubert a fait de mieux !