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ROUSSELIN : Si je comparais l'Anarchie à un serpent, pour ne pas dire hydre ? Et le pouvoir... à un Vampire ? Non, c'est prétentieux ! Il faudrait cependant intercaler quelque phrase à effet, de ces traits qui enlèvent... comme : « fermer l'ère des révolutions, camarilla, droits imprescriptibles, virtuellement ; » et beaucoup de mots en isme : « parlementarisme, obscurantisme !... »
Calmons-nous ! un peu d'ordre. Les électeurs vont venir, tout est prêt ; on a constitué le bureau, hier au soir. Le voilà, le bureau ! Ici la place du Président (il montre la table, au milieu) ; des deux côtés les deux secrétaires, et moi, au milieu, en face du public!... Mais sur quoi m'appuierai-je ? Il me faudrait un tribune ! Oh ! je l'aurai, la tribune ! En attendant... (Il va prendre une chaise et la pose devant lui, sur la petite estrade) Bien ! et je placerai le verre d'eau, - car je commence à avoir une soif abominable - je placerai le verre d'eau là ! (Il prend le verre d'eau qui se trouve sur la table du Président, et le met sur sa chaise). Aurai-je assez de sucre ? (Regardant le bocal qui en est plein) Oui !
Tout le monde est assis. Le Président ouvre la séance, et quelqu'un prend la parole. Il m'interpelle pour me demander... par exemple... Mais d'abord qui m'interpelle ? Où est l'individu ? A ma droite, je suppose ! Alors, je tourne la tête brusquement !... Il doit être moins loin ? (Il va déranger une chaise, puis remonte). Je conserve mon air tranquille, et tout en enfonçant la main dans mon gilet... Si j'avais pris mon habit ? C'est plus commode pour le bras ! Une redingote vaut mieux, à cause de la simplicité. Cependant, le peuple, on a beau dire, aime la tenue, le luxe. Voyons ma cravate ? (Il se regarde dans une petite glace à main qu'il tire de sa poche.) Le col un peu plus bas. Pas trop, cependant ; on ressemble à un chanteur de romances. Oh ! ça ira - avec un mot de Murel, de temps à autre, pour me soutenir ! C'est égal ! Voilà une peur qui m'empoigne, et j'éprouve à l'épigastre... (Il boit) Ce n'est rien. Tous les grands orateurs ont cela à leurs débuts ! Allons, pas de faiblesses, ventrebleu ! un homme en vaut un autre, et j'en vaux plusieurs ! Il me monte à la tête... comme des bouillons ! et je me sens, ma parole, un toupet infernal !
« Et c'est à moi que ceci s'adresse, Monsieur ! » Celui-là est en face ; marquons-le ! (Il dérange une chaise et la pose au milieu.) « A moi que ceci s'adresse à moi ! » Avec les deux mains sur la poitrine, en me baissant un peu. « A moi, qui, pendant quarante ans... à moi, dont le patriotisme... à moi que... à moi pour lequel... » puis, tout à coup : « Ah ! vous ne le croyez pas vous-même, monsieur ! » Et on reste sans bouger ! Il réplique : « Vos preuves alors ! donnez vos preuves ! Ah ! prenez garde ! On ne se joue pas de la crédulité publique ! » Il ne trouve rien. « Vous vous taisez ! ce silence vous condamne ! J'en prends acte ! » Un peu d'ironie maintenant ! On lui lance quelque chose de caustique, avec un rire de supériorité. « Ah! ah ! » Essayons le rire de supériorité. « Ah ! ah ! ah! je m'avoue vaincu, effectivement ! Parfait ! » Mais deux autres qui sont là ! - je les reconnaîtrai, - s'écrient que je m'insurge contre nos institutions, ou n'importe quoi. Alors, d'un ton furieux : « Mais vous niez le progrès ! » Développement du mot progrès : « Depuis l'astronome avec son télescope qui pour le hardi nautonnier... jusqu'au modeste villageois baignant de ses sueurs... le prolétaire de nos villes... l'artiste dont l'inspiration... » Et je continue jusqu'à une phrase, où je trouve le moyen d'introduire le mot « bourgeoisie ». Tout de suite, éloge de la bourgeoisie, le tiers Etat, les cahiers, 89, notre commerce, richesse nationale, développement du bien-être par l'ascension progressive des classes moyennes. Mais un ouvrier : « Eh bien ! et le peuple, qu'en faites-vous ? » Je pars : « Ah ! le peuple, il est grand ! » ; et je le flagorne, je lui en fourre par-dessus les oreilles ! J'exalte Jean-Jacques Rousseau qui avait été domestique, Jacquart tisserand, Marceau tailleur ; tous les tisserands, tous les domestiques et tous les tailleurs seront flattés. Et, après que j'ai tonné contre la corruption des riches : « Que lui reproche-t-on, au peuple ? c'est d'être pauvre ! » Tableau enragé de sa misère ; bravos ! « Ah ! pour qui connaît ses vertus, combien est douce la mission de celui qui peut devenir son mandataire ! Et ce sera toujours avec un noble orgueil que je sentirai dans ma main la main calleuse de l'ouvrier ! parce que son étreinte, pour être un peu rude, n'en est que plus sympathique ! parce que toutes les différences de rang, de titre et de fortune sont, Dieu merci ! surannés, et que rien n'est comparable à l'affection d'un homme de cœur !... » Et je me tape sur le cœur ! bravo ! bravo ! bravo !
UN GARÇON DE CAFE : M. Rousselin, ils arrivent !
ROUSSELIN : Retirons-nous, que je n'aie pas l'air... Aurai-je le temps d'aller chercher mon habit ? Oui ! - en courant (Il sort)

Gustave Flaubert, Le Candidat (1874), Acte III, scène 1

Cette pièce est rééditée par les éditions Le mot et le reste ; on peut aussi la lire en ligne grâce à Jean-Benoît Guinot.