sous le front plissé des androïdes
Par cgat le vendredi 27 avril 2007, 00:05 - écrivains - Lien permanent
Quant à ces passants qui continuent de mouvoir dans leur monde parallèle
leurs hologrammes, ne relèvent-ils pas aussi, à leur manière, du
simulacre ? Dans la lumière bleuie du dehors qui les baigne comme une
onde, ils vous ont une allure qui flirte avec l'étrange, sans que l'on puisse
dire sur quoi exactement se fonde cette intuition. Ils défilent en format
cinéma, son coupé, mais comme si chacun de leurs gestes chorégraphiait une
musique secrète, dont le chant commence de s'insinuer en Tom. Un air crypte,
envoûtant, qui l'ôte insensiblement au monde réel où il est assis. Qui met au
cœur, sournoisement, par brèves instillations, l'idée d'un danger.
Dans cet univers filmique en quoi ils avancent, perce une discordance qui
n'était pas aussitôt perceptible, quelque chose d'éminemment suspect, je ne
sais quoi en eux qui, alors que vous auriez pu les penser vos frères, résiste.
Comme si l'apparence humaine avait été soignée, dehors comme dedans, mais qu'un
infime décalage eût laissé transpirer leur nature véritable, qu'il serait
difficile de nommer exactement.
Et puis le nom vient. Car, derrière la baie, foulant le pavé de leur démarche
électronique, pratiquement dénués de la moindre pensée personnelle et déroulant
seulement celles qu'on avait prévues à leur intention, ce sont bien des
androïdes qu'il faut dire, et qui lisent le disque de leurs devisements. Des
données parmi lesquelles on avait bien dû insérer des souvenirs, afin qu'ils se
sentent aussi riches qu'un autre, aussi profonds, aussi complexes, afin, oui,
qu'ils aient quelque chose à malaxer, tandis qu'ils avancent dans les rues (le
la ville, une petite pâte de passé à travailler, sous le doigt du
monologue.
Ils cheminent sans la moindre gêne, éprouvant le sentiment visible de leur
adéquation à l'entour. On comprend que, parmi ces programmes composés pour eux,
on avait dû leur introduire aussi cette idée d'une douce conformité au monde,
de celles que l'on ressent parfois en promenade (souvenez-vous), et
qu'eux-mêmes expérimentent, dans cette soirée fraîche qui commence d'envahir
l'air de son encre. Qui innerve gentiment leurs circuits, voyez, leur procurant
un plaisir simple, qui les détourne de l'inquiétude qui ne doit pas manquer de
les pénétrer, parfois, au sujet de leur propre identité.
Il est temps, sans doute, que nous tournions les yeux vers cette femme qui
laisse Tom s'abîmer dans la contemplation de ce monde parallèle et que nous
nous demandions quels motifs elle peut avoir de le laisser s'absenter de la
sorte. Il aurait suffi, après tout, qu'elle prenne les choses en main, qu'elle
brise elle-même le silence qui s'est établi entre eux, employant le moyen d'une
phrase anodine, quelque chose, c'est un exemple, sur le progrès de l'hiver
(l'hiver, un sujet moins anecdotique qu'il n'en a l'air). Pourquoi
accepte-t-elle que la pensée de Tom continue de flotter en ces mondes
aquatiques ? Est-elle vraiment cette interlocutrice négligée, cette
victime, en somme ? Elle pourrait être, aussi bien, l'émissaire, le
soupçon nous gagne, de ce monde bleui, un agent, dont la fonction serait de le
faire entrer, progressivement, dans cet univers parallèle, d'abord par la
pensée, puis, qui sait ce dont elle est capable, selon le mouvement d'un
transfuge irrémédiable.
Imaginons, cette femme est peut-être de nature androïde ; et, submergée
par son propre sentiment amoureux, autant qu'elle est apte à éprouver une telle
émotion, elle chercherait (donnons-lui le maximum de crédit) à défaire Tom de
sa nature humaine afin qu'une histoire entre eux devienne possible. Elle serait
sur le point de lui faire traverser malgré lui, et selon quelque procédé
fantastique, la cloison étanche de la vitre, qui désormais le retiendrait pour
toujours derrière sa paroi hermétique. Basculant dans les flots secs des
photons bleus, qui sont le monde auquel elle appartiendrait, mal armé pour
évoluer en un tel univers, il commencerait bientôt d'y éprouver de petits
décalages. Ses monologues distilleraient des pensées qu'il ne reconnaîtrait
pas. Un premier souvenir lui viendrait d'un moment qu'il ne croirait pas avoir
vécu. Quelque chose de basique, un pré, excessivement vert, chapeauté par un
ciel mobile, associé artificiellement à une enfance dont il ne se souviendrait
pas qu'elle ait pu être la sienne. De fil en aiguille, d'autres scènes
continueraient de s'imposer qui lui susurreraient des passés méconnaissables.
Jusqu'à ce qu'il comprenne que ces souvenirs ne sont pas autre chose que des
données numériques, des images pré-enregistrées, un lot de remémorations
factices, une mémoire de substitution, extérieure et autoritaire, qu'on lui
aurait greffée et dont, dans les premiers temps au moins, il continuerait de
ressentir l'étrangeté.
Car c'est bien cela qu'on devine sous le front plissé des androïdes qui se
croisent dans la lumière gros bleu du monde, ce conflit intérieur qui ne les a
pas encore quittés, cet étonnement répété devant les passés feints dont on les
a dotés, la conscience persistante que ces souvenirs ne leur appartiennent
pas.
Christine Montalbetti, « Les androïdes », Nouvelles sur le sentiment amoureux (POL, 2007, p. 44-47)