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Transmettre sa nervosité, transmettre son stress, je ne demande que ça, qu'on me transmette son stress. La musique ne calme pas mes nerfs, elle les chauffe à blanc.
Je ne fais de bonnes choses que stressée. NTM me porte sur les nerfs, c'est une bénédiction.
Un mot, quelques syllabes, qui me tapent sur le système, je m'y accroche, crispée, tendue, percluse de crampes, et je prends le train de la phrase. C'est toujours comme ça avec la musique, on s'accroche à un mot et on prend le train. Quand j'écoute « Sympathy for the devil », je m'accroche et mon cerveau grésille sur pleased to meet you. Le texte ne m'importe pas, mais il y a des mots qui ne sont pas anodins. Il y a toujours un, deux, trois mots qui déclenchent quelque chose, un mouvement, un geste, qui fixent toute l'attention, toute l'énergie, qui m'aspirent, me vrillent les nerfs. Il y a par exemple le mot « feu », le mot « bombe ».
La greffe du stress prend toujours sur NTM, sur la scansion affolée du verbe, nationale est la lobotomie que nous acceptons, il n'y a pas de couleur pour être cartonneur. Une batterie déglinguée au fond des artères, empire du rythme. Le beat qui fédère, cellule rythmique initiale insécable, échantillon mis en boucle, et sur lequel viennent se fixer, s'imbriquer une multiplicité d'autres événements rythmiques, une multitude de lignes superposées, contaminées, qui s'appellent, se toisent, se répondent, se provoquent ; et ces lignes à leur tour perturbées, déviées, agressées par d'autres événements singuliers, par d'autres motifs : bruits, scratches, séquences parlées. Un fourbi inextricable, et aux platines le dj Concepteur Détonateur S.
(...)
Rapper c'est parler en mieux, c'est parler avec tous les accents, toutes les intonations, toutes les nuances, toutes les modulations de fréquence, c'est parler avec des hauts et des bas, se rompre, accélérer, décélérer, aller, venir, suspendre et replonger, c'est parler la bouche pleine, c'est épouser enfin toutes les dépressions des terrains accidentés et mouvants que nous habitons. Rapper c'est parler à ras du sol, l'oreille collée au goudron qui renvoie l'écho de ceux qui marchent, c'est parler la gueule dans la terre, c'est parler avec au fond de la gorge le temps qu'il fait. Rapper c'est avoir une très haute idée de ce que parler veut faire, peut faire ; rapper c'est ne pas se contenter de parler, c'est parler de telle sorte que la matière des mots nous ébranle bien au-delà de tout ce qu'ils veulent dire. Rapper c'est inventer parler, disloquer parler, laisser passer les bruits alentour, bouillons sonores, masse bruyante hérissée, qui nous tombe dessus comme une grêle coupante.

Joy Sorman, Du bruit (Gallimard, 2007, p. 67-69 et p. 149-150)

Joy Sorman est née en 1973.
Son premier roman, Boys, boys, boys (Gallimard, 2005) avait obtenu le Prix de Flore.
On peut lire un entretien dans Buzz littéraire et une critique de Jacques Morice dans Télérama.