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Le pire et le plus répandu des malades mentaux de notre présent est peut-être cet individu que le psychiatre du travail Christophe Dejours appelle le « normopathe ». Soit le jeune cadre obéissant, « universel, terne et modèle » que le juge Burgaud incarne selon le journaliste Emmanuel Poncet. Ce même Burgaud, triste et insipide comme une chaussette neuve, qui se lamente, à propos de l'affaire d'Outreau dont il était le juge : « Je suis mis en position d'accusé alors que j’estime avoir rempli ma mission honnêtement, loyalement et conformément à la loi. » Oui, cher frère normopathe, tu as rempli ta mission. Je comprends ton point de vue. Car tu as été biberonné à la culture de la performance. Tu t'es contenté d'appliquer ton savoir de veau galonné, gestionnaire et bien-pensant. Trop confiant peut-être en tes capacités de bon élève, tu as juste été lâché très tôt dans l'arène par tes pairs et supérieurs. Oh ! je te l'accorde, cher rigoureux soldat de la société, tu es tout sauf un nazi. Ton humanité, faible et hésitante, pathétique même, a percé la vitre des écrans lorsque les ânes de l'Assemblée t'ont vigoureusement interrogé. Sauf que Poncet n'a pas tort d'affirmer avec quelque salutaire provocation que tu as servi l'institution judiciaire un peu « comme Eichmann lorsqu’il prétendait servir sa hiérarchie ». Question de banalité du mal, pour reprendre les mots d'Hannah Arendt. Cher ami grisâtre, tu aurais dû « regimber », selon les termes d'un auteur que tu n'as pas dû lire : Philip K. Dick. Je sais, c'est facile à dire, et plus difficile à accomplir. Mais tu aurais pu être faible et pathétique avant le scandale et ta lente cuisson sur le gril, plutôt qu'après, face aux caméras. Tu as préféré être un parfait rouage, tu as choisi de continuer à réciter les litanies de la bien-pensance et les oukases d'une loi dont les tables sont crevées. Tant pis pour toi.
L'acte de bonté se vit en l'instant, résultat imprévisible d'une vie d'homme quelconque, c'est-à-dire singulier. Sans statut ni vernis. Licencié d'un MacDo à l'aube du millénaire pour avoir offert un hamburger à une mendiante, le jeune René Millet n'a pas été fort, honnête et loyal. Il ne s'est pas conformé à la loi de son employeur. Il a été faible. Il a même librement accepté cette faiblesse. Il est coupable et responsable. Il a préféré sa vérité à celle de sa boîte, et il en a paumé son emploi. Dick, dans ses interviews, tisse un lien entre le soldat qui refuse de torturer - et il y en a eu à Abou Ghraib - et le professeur de gym qui, sciemment, fait en sorte que le gros garçon ne monte pas à la corde comme les autres gamins de la classe. Le combat contre notre devenir machine ne se calcule pas, mais commence ici et maintenant, dans le quotidien le plus trivial. Au cœur des réalités les plus sauvages. (…)
La vision de Philip K. Dick a quelque chose de naïf et de désespérément romantique. Mais elle est vitale. Le triptyque anarchiste composé de la sauvagerie, de l'empathie et du refus de tout calculer est l'unique argument contre ceux qui justifient la « domestication » de l'espèce humaine, de Platon à Peter Sloterdjik. Sloterdjik a certes raison d'éclairer nos têtes d'autruche, et de souligner la façon dont l'homme se construit désormais tout seul son environnement, sa « sphère », sa Grande Serre, son cocon post-humaniste à défaut d'être demain « post-humain ». Le philosophe a raison, et je m'incline face à la puissance de sa lucidité. Mais je préfère finalement avoir tort avec Dick ou Ballard, et refuser en toute mauvaise foi cette idée que l'homme serait « fondamentalement un produit et ne peut être compris que si Ion se penche dans un esprit analytique sur son mode de production ». Je n'en veux pas, de cet « esprit analytique » ! Et je veux moins encore de cet être humain réduit à un « produit » !

Ariel Kyrou, Paranofictions. Traité de savoir vivre pour une époque de science-fiction (Climats, 2007, p.189-191)

Pour lire des extraits des textes théoriques de Philip K. Dick auxquels Ariel Kyrou fait allusion, je renvoie à lignes de fuite 1, là et aussi là.