notre devenir machine
Par cgat le mardi 1 mai 2007, 00:05 - science-fiction - Lien permanent
Le pire et le plus répandu des malades mentaux de notre présent est
peut-être cet individu que le psychiatre du travail Christophe Dejours appelle
le « normopathe ». Soit le jeune cadre obéissant,
« universel, terne et modèle » que le juge Burgaud incarne
selon le journaliste Emmanuel Poncet. Ce même Burgaud, triste et insipide comme
une chaussette neuve, qui se lamente, à propos de l'affaire d'Outreau dont il
était le juge : « Je suis mis en position d'accusé alors que
j’estime avoir rempli ma mission honnêtement, loyalement et conformément à la
loi. » Oui, cher frère normopathe, tu as rempli ta mission. Je
comprends ton point de vue. Car tu as été biberonné à la culture de la
performance. Tu t'es contenté d'appliquer ton savoir de veau galonné,
gestionnaire et bien-pensant. Trop confiant peut-être en tes capacités de bon
élève, tu as juste été lâché très tôt dans l'arène par tes pairs et supérieurs.
Oh ! je te l'accorde, cher rigoureux soldat de la société, tu es tout sauf
un nazi. Ton humanité, faible et hésitante, pathétique même, a percé la vitre
des écrans lorsque les ânes de l'Assemblée t'ont vigoureusement interrogé. Sauf
que Poncet n'a pas tort d'affirmer avec quelque salutaire provocation que tu as
servi l'institution judiciaire un peu « comme Eichmann lorsqu’il
prétendait servir sa hiérarchie ». Question de banalité du mal, pour
reprendre les mots d'Hannah Arendt. Cher ami grisâtre, tu aurais dû
« regimber », selon les termes d'un auteur que tu n'as pas dû lire :
Philip K. Dick. Je sais, c'est facile à dire, et plus difficile à accomplir.
Mais tu aurais pu être faible et pathétique avant le scandale et ta
lente cuisson sur le gril, plutôt qu'après, face aux caméras. Tu as préféré
être un parfait rouage, tu as choisi de continuer à réciter les litanies de la
bien-pensance et les oukases d'une loi dont les tables sont crevées. Tant pis
pour toi.
L'acte de bonté se vit en l'instant, résultat imprévisible d'une vie d'homme
quelconque, c'est-à-dire singulier. Sans statut ni vernis. Licencié d'un MacDo
à l'aube du millénaire pour avoir offert un hamburger à une mendiante, le jeune
René Millet n'a pas été fort, honnête et loyal. Il ne s'est pas
conformé à la loi de son employeur. Il a été faible. Il a même librement
accepté cette faiblesse. Il est coupable et responsable. Il a préféré
sa vérité à celle de sa boîte, et il en a paumé son emploi. Dick, dans
ses interviews, tisse un lien entre le soldat qui refuse de torturer - et il y
en a eu à Abou Ghraib - et le professeur de gym qui, sciemment, fait en sorte
que le gros garçon ne monte pas à la corde comme les autres gamins de la
classe. Le combat contre notre devenir machine ne se calcule pas, mais commence
ici et maintenant, dans le quotidien le plus trivial. Au cœur des réalités les
plus sauvages. (…)
La vision de Philip K. Dick a quelque chose de naïf et de désespérément
romantique. Mais elle est vitale. Le triptyque anarchiste composé de la
sauvagerie, de l'empathie et du refus de tout calculer est l'unique argument
contre ceux qui justifient la « domestication » de l'espèce humaine,
de Platon à Peter Sloterdjik. Sloterdjik a certes raison d'éclairer nos têtes
d'autruche, et de souligner la façon dont l'homme se construit désormais tout
seul son environnement, sa « sphère », sa Grande Serre, son cocon
post-humaniste à défaut d'être demain « post-humain ». Le philosophe a
raison, et je m'incline face à la puissance de sa lucidité. Mais je préfère
finalement avoir tort avec Dick ou Ballard, et refuser en toute mauvaise foi
cette idée que l'homme serait « fondamentalement un produit et ne peut
être compris que si Ion se penche dans un esprit analytique sur son mode de
production ». Je n'en veux pas, de cet « esprit analytique » !
Et je veux moins encore de cet être humain réduit à un « produit »
!
Ariel Kyrou, Paranofictions. Traité de savoir vivre pour une époque de science-fiction (Climats, 2007, p.189-191)
Pour lire des extraits des textes théoriques de Philip K. Dick auxquels Ariel Kyrou fait allusion, je renvoie à lignes de fuite 1, là et aussi là.
Commentaires
vrai - mais ce qui me gêne un peu,qui me le rends non pas sympathique, mais boen à défendre, c'est de penser combien de ceux qui le jugent sont, inconsciemment semblables à lui.
"Le combat contre notre devenir machine ne se calcule pas, mais commence ici et maintenant, dans le quotidien le plus trivial."
D'accord à 105 % (les 5% de trop résultent de mon mauvais calcul aux riens) !
J'y vois d'ailleurs comme un écho de mon propos d'hier (lundi)...
J'ai gardé et réécouté attentivement tous les enregistrements de Burgaud devant la commission d'Outreau. Je puis affirmer qu'il est inutile de l'apostropher comme le fait bravement A. Kyrou. Parce qu'il n'y a pas de cerveau humain à l'intérieur de Burgaud. Je ne sais pas ce qu'il y a dedans. Un programme, une cacahuète, un fatras de lectures et d'obéissances aveugles ? Et sans doute qu'il y en a beaucoup comme lui !
Des tests sur des enfants de 3 ans devraient permettre de repérer ceux qui voudraient faire ultérieurement des études de droit. Mais comment les en détourner ?
"Des tests sur des enfants de 3 ans devraient permettre de repérer ceux qui voudraient faire ultérieurement des études de droit. Mais comment les en détourner?"
Excellente idée!!! Réponse très simple, on leur interdit l'entrée des facs de droit... Et pis c'est tout!
L'argument Burgaud ressemble assez à la défense de Papon en son temps: Je n'ai fait que mon devoir.
je ne suis pas complètement d'accord avec toi, berlol, mais plutôt avec vous, brigetoun : il y a de l'humain dans Burgaud, et un peu de Burgaud (ou d'Eichmann) en chacun de nous, qu'il faut savoir traquer pour ne pas devenir machine (de l'utilité de tenter de "se connaître soi-même" contrairement à ce qu'affirme l'un de nos présidentiables!)
Chère amie, ce relativisme ambiant quant à la "capacité" d'être nazi ou bourreau n'est pas ma conviction.
Je suis tout à fait certain d'en être incapable. Ceux que l'on a sommé de torturer n'ont pas tous obéi. Il y a des éthiques mentales qui sont absolument incompatibles avec ces possibles lignes de fuite de la dignité humaine.
Je pense même que ce relativisme sert une certaine doxa, chacun serrant les fesses, ressentant une culpabilité virtuelle qui invalide sa liberté de penser, d'accuser et de sommer les coupables réels de payer. C'est sans doute ce qui m'a le plus déplu dans le hold-up littéraire de Littell.
eh bien tu as de la chance ! car moi je ne suis "tout à fait certaine" de rien du tout me concernant et a fortiori concernant les autres, même si j'ai tout de même tendance à penser que je serais incapable d'être bourreau (en tout cas de quelqu'un d'autre que moi-même!)
Littell je n'ai pas lu ... mais les mots d'Hannah Arendt sur Eichmann et la "banalité du mal" me parlent ... et Burgaud devant ses juges me touche
... être "tout à fait certain" d'être du côté du bien, se sentir autorisé à juger que les autres sont irrémédiablement (génétiquement dirait certain) du côté du mal, me semble d'ailleurs tout aussi voire plus dangereux que le "relativisme ambiant" que tu stigmatises
Certes, mais le raisonnement n'est pas la conviction. Les deux sont nécessaires. Donc, hors provocation, dont tu me sais coutumier, suis d'accord avec toi.
tu n'as pas complètement tort non plus ... en parlant de jugements expéditifs, heureusement que lorsque je rentre de week-end je m'empresse de te lire ainsi que tes commentateurs !
Je conserve le terme de normopathe pour mon usage personnel ! Mais je ne suis pas du tout en accord avec le texte de Poncet ", et notamment le passage" tu as servi l'institution judiciaire un peu « comme Eichmann lorsqu’il prétendait servir sa hiérarchie ». Question de banalité du mal, pour reprendre les mots d'Hannah Arendt". Il y a plus d'un pas entre la faute de Burgaud et les agissements d'Eichmann quand même!
Beaucoup de jeunes magistrats auraient pu faire la même erreur que Burgaud(même si j'admets que ses fautes sont graves). C'est supposer l'inverse qui revient à faire du juge une machine !
"avec quelque salutaire provocation" écrit en effet Ariel Kyrou concernant le propos de Poncet : vous avez raison de faire une différence ... et c'est tout le paradoxe de l'humain : c'est parce qu'il n'est pas une machine, peut-être, qu'il est capable du pire, et de faire plus de mal qu'une machine
Je découvre avec retard ces quelques commentaires sur Burgaud, Eichmann et les autres, Sur ce que j'ai lu, je serais évidemment plutôt d'accord avec cgat (que je remercie vivement pour son travail).
Burgaud n'est pas Eichmann, et je ne suis pas Burgaud (idée il est vrai horrifiante). En revanche, je me méfie de moi-même. Après tout, Burgaud pensait "faire le bien", et Bush n'a que ce mot à la bouche : le "Bien", contre le "Mal". Il est si facile d'exclure de soi ce "Mal" !!! Je n'aime pas la pub, force d'atrophie du cerveau, et pourtant elle est en moi, cette pub, sous les faces de la Mère Denis, de Monsieur Ducros et de bien d'autres personnages ineptes. Ce "mal", mineur je l'admets, est en moi. Mieux : je dois accepter cette présence, ce mauvais génie. C'est à cette condition, justement, que je ne deviendrai pas Burgaud. Me défier des préjugés, des désirs de chefs et des attendus de notre civilisation médiatique suppose d'en assumer la réalité en mes synapses. C'est par ce que je me sais influençable, dépendant de mon milieu, que je peux résister aux influences ainsi qu'à mon milieu. Bref, avoir conscience de sa mauvaise foi, c'est déjà s'approcher de l'honnêteté (je ne crois pas à l'objectivité), tout comme avoir conscience de son ridicule, c'est le début de l'intelligence. Mais bon, là je délire. Méfions-nous juste de ceux qui nous veulent du Bien.
Amitiés à tous. Et merci.
Ariel
Merci à vous d'être passé par ici, et pour ces précisions : je suis heureuse de n'avoir pas trop déformé vos propos en répondant aux commentaires ... et me sens proche de votre façon complexe et tortueuse (au bon sens de ces termes) de vous "approcher de l'honnêteté"
Cher "cgat",
je n'ai ni votre nom, ni votre mail, et j'aimerais bien vous envoyer mon dernier opuscule, en partie lisible sur le site :
http://www.dickien.fr/
Vous auriez un nom et une adresse ?
Encore mille mercis (en souvenir), et avec toutes mes amitiés
Ariel