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Or le propre d'une fable réussie, qu'elle soit signée par Ballard, Voltaire, Kafka, Gibson, DeLillo ou Dick, est de se concrétiser en nos vies. Une fable procède par décalage : elle s'empare de la vérité qui nous blesse et que l'on refuse de regarder en face, puis la transforme en monstre de foire, de sorte qu'elle nous apparaît par effet retour en son essence tragique. Une vérité nue, retournée, déshabillée par l'outrance. La science-fiction très « réelle » des maîtres de la parano, justement, ne tient que par son art de l'exagération, dévoilant , « l'esprit » du temps par une caricature de sa « lettre ». Aujourd'hui, devant mon poste de télévision ou à l'écoute de mes amis, de l'intérieur du monde de l'entreprise comme à la vision des hommes-machines, ces autistes qui naviguent dans la rue avec leurs écouteurs, j'ai le sentiment que la caricature devient réalité. Que le monde qui m'entoure est désormais une fiction totale. Puis, lisant ou discutant avec Paul Virilio, Jean Baudrillard ou François Meyronnis, je prends conscience que je ne suis pas seul à penser que cette fable de science-fiction, au départ impertinente car impensable, gagne chaque jour en pertinence... Ces grands pessimistes me rassurent sur mon état autant intellectuel qu'émotionnel. Leurs textes me démontrent que cette fiction néo-futuriste devient « vraie » malgré ou plutôt à cause de son impossibilité même... Mais je ne peux me satisfaire de leur indéniable lucidité. J'ai besoin de fictions ouvertes, de textes moins univoques que les leurs.
Inouïes, les histoires délirantes d'un Philip K. Dick, les anticipations sadiques d'un J. G. Ballard ou les fulgurances spéculatives d'un William Gibson résonnent en moi comme les inconscientes métaphores des dégâts du temps présent, eux-mêmes inouïs... Leurs écrits semblent se transformer en bombes à retardement, les vérités latentes qu'ils racontaient au moment de leur création explosant aujourd'hui au cœur de notre capitalisme cool, infantile, cybernétique et transgénique. Plongeant leur tête et leur plume dans le plus frappé des avenirs, ces auteurs ont ouvert une porte sur nos ébats d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Mais cette ouverture n'est pas une impasse. Leurs fictions sont mes antidotes aux poisons des fictions dominantes. Par la grâce inattendue de leur paranoïa et les paradoxes de leur désespoir encore teinté d'espérance, ils ont deviné la lente fureur de notre décervelage. Notre futur s'incarne peut-être dans leurs souvenirs à eux. Dans leurs souvenirs du futur qu'il nous appartient de redécouvrir pour mieux nous souvenir et anticiper notre propre futur.

Ariel Kyrou, Paranofictions. Traité de savoir vivre pour une époque de science-fiction (Climats, 2007, p. 23-24)

Ariel Kyrou, né en 1962, est selon les moments professeur d'histoire des cultures actuelles, arts et nouvelles technologies, conseiller à la rédaction du mensuel Chronic'art ou directeur associé de l'entreprise Moderne Multimédias. Il a publié également Techno Rebelle, Un siècle de musiques électroniques (Denoël, 2002). Cet essai est peut-être un peu pessimiste parfois à mon goût, mais a le grand mérite de réunir en une même stimulante réflexion technosciences, récits et films de science-fiction et description de la société actuelle.

On peut lire en ligne un entretien (NextModernity) et trois articles (Samizdat).