l'autosatisfaction de ne pas comprendre
Par cgat le vendredi 4 mai 2007, 00:03 - citations - Lien permanent
Pour revenir aux technosciences, feuilleter le livre de Bernard Stiegler m'a permis de relire ce passage intéressant, qui évoque furieusement quelques uns de nos modernes Frollo et où l'on retrouve même Madame Bovary :
Si la relation entre le philosophe et la technique se présente essentiellement, originellement et durablement comme un conflit – il en va ainsi dès Platon -, à partir du XIXe siècle, la situation se complique : tandis que la technique, via l’industrie, se rapproche de la science (c’est l’apparition de la technologie à proprement parler), le monde de ceux qu’on va dès lors nommer les « intellectuels » se coupe, en même temps que de cette technique devenue technologie, de la science, de l’économie, et, finalement, de l’économie politique.
S'instaure alors un rapport - ou plutôt un non-rapport (il y a certes des exceptions) - que je crois catastrophique. Et c'est ainsi qu'à la fin du XXe siècle, au début de ce XXIe siècle, il arrive assez souvent que l'on entende des philosophes dire, soit avec un air presque effarouché, soit avec une sorte d'autosatisfaction, avec une jouissance très semblables à celles du M. Homais de Madame Bovary : « Moi, la technique, je n'y ai jamais rien compris », ce qui veut toujours dire aussi : « Et je ne ferai jamais rien pour y comprendre quelque chose. » « J'ai un ordinateur et un téléphone portable, et je ne comprends absolument pas comment ça marche » : on entend souvent dire cela avec une espèce de contentement de soi complètement idiot et assez misérable - comme si le fait de ne pas comprendre comment un système fonctionne était quelque chose dont on pouvait se vanter. Comment peut-on prétendre comprendre quelque chose de Hegel si l'on ne s'estime pas capable de comprendre le fonctionnement d'une diode ? Hegel lui-même, qui a écrit par exemple sur l'électricité, aurait de toute évidence trouvé cela grotesque.
Bernard Stiegler, Philosopher par accident. Entretiens avec Élie During (Galilée, 2004, p. 15-16)
Commentaires
Quand j'avais dressé, dans les années 90, une typologie des adultes apprenants d'informatique dans le cadre d'un stage dont j'étais le formateur, il y avait la catégorie des récalcitrants technologiques, que je considérais comme la plus dangereuse pour l'état d'esprit du groupe.
Elle contenait aussi ceux qui pensent "qu'avec eux" la machine ne marche pas, se met en panne, etc. Non seulement, ils ne feront rien pour apprendre, mais ils considèrent que la machine leur en veut spécialement...
Il y a aussi malheureusement ceux qui n'y connaissant pas plus entourent leur nuage d'inconnaissance d'une telle connaissance des termes techniques, et même des fonctionnements qu'ils finissent par être considérés comme des référence et se servent de cette position pour asseoir leur pouvoir. Seraient-ils moins dangereux ? Buée des buées...
Faute de guérir nos vanités, pansons nos ignorances, n'ose s'avouer le penseur.
Ho ho ! Je pense qu'il faut plutot voir dans le rejet par certains intellectuels de la Technique (la liste est infinie...), non pas le rejet absolu - et absurde - de l'usage au quotidien de la Technique (après tout, le marteau de heidegger, c'est aussi de la technique), mais bien le rejet - ou tout au moins la critique en profondeur, du discours dictatorial de la technique, dont le modus operandum est le calcul de l'utilité. Cela va aussi avec la critique de ses fins (changer la Nature par un processus de destruction soi-disant créatrice : que l'on soit marxiste ou en faveur d'une économie de marché, le fondement idéologique est le même) et de ses moyens (tous sont bons, pourvu qu'ils soient adéquats aux fins et qu'ils se conjuguent avec les sacro-saintes valeurs Capital et Travail). On peut, on doit, critiquer cela. Dans son raisonnement, notez entre parenthèses comment Bernard Stiegler opère un glissement de "la technique" - qui induit une pratique et une topique spécifiques que j'i essayé d'esquisser - vers "la science" (un domaine ou le concept d'utilité ou la volonté finale de transformer le nature sont inopérants sinon hors de propos) et "l'économie politique" (dont le principe moteur fait appel - non ne sommes pas encore gouvernés par des utilitaristes... - non pas à la maximisation de l'utilité individuelle, mais à la notion de service public ou de choix public)...
je peux mettre très aisément des visages et des noms sur les types humains que vous évoquez, berlol et cairo ...!
et, puisque j'ai sous la main deux amateurs de L'Ecclésiaste, j'en profite pour leur poser une question : en exergue de "Simulacres et simulation", Baudrillard le cite ainsi :
"Le simulacre n'est jamais ce qui cache la vérité - c'est la vérité qui cache qu'il n'y en a pas.
Le simulacre est vrai."
Je ne parviens pas à retrouver cette citation, où je suppose que le terme "simulacre" remplace quelque autre "buée" ... à moins que la citation elle-même ne soit qu'un simulacre, voire une simulation ? avez-vous une idée ?
Jean-François, je ne suis pas d'accord avec votre analyse : d'abord parce que je considère que ce n'est jamais la science ni la technique qui sont dangereuses mais l'usage politique et économique que l'on en fait ; ensuite car, même et surtout si danger il y a, faire l'autruche et refuser de chercher à comprendre comment ça marche ne me semble absolument pas la meilleure façon d'y faire face
en revanche, les yeux ouverts, "on peut, on doit critiquer" comme vous l'écrivez fort bien, et surtout "les sacro-saintes valeurs Capital et Travail" (... quand je pense que dans deux jours peut-être je serai sommée de m'intégrer dans "la France qui se lève tôt et qui travaille" je forme des voeux pour que la science se dépêche d'inventer la téléportation vers d'autres planètes)
il y a certainement la réaction un peu vexée : ce que je ne sais pas n'a pas de valeur. Il y a aussi un fond à cela : n'a pas de valeur pour moi, quand l'ignorance est le résultat d'un choix : ne pouvant tout savoir je choisis mes domaines. Il n'empèche que chez moi en tout cas (mais je papillonne) il y a une très certaine frustration de ne pas être capable de programmer, et une résignation car il y a tant de choses dont je ne suis pas capable.
La France qui se lève tôt (et se couche tard et qui travaille, j'en ai fait partie sans jamais juger l'autre, et maintenant je trouve délicieux d'appartenir à l'autre
Dans la réaction: "je ne comprends jamais rien à la technique" peut-il y avoir aussi le résultat d'une saine interrogation philosophique - ou sociologique - de l'homme ordinaire confronté à un bouleversement possible de son être-au-monde ordinaire. L'interrogation constiste d'abord à lever le nez de l'outil , puis à se demander quelque chose comme : "au-delà de ce que l'on veut me faire comprendre dans tel ou tel nouvel outil - l'ordinateur ou l'automobile par exemple-, au-delà de cette soi-disant vérité de l'outil, un "voile", qui se résume souvent à une méthode d'usage, à un "mode d'emploi" ou dans le meilleur des cas à une compréhension liée à la constitution technique de cet objet (certes passionnante), la question est : que suis-je, moi devenu, ou quel sera mon nouveau "moi", dans le nouveau rapport au monde qui sera le mien à travers l'usage nouveau de cet objet, comment et jusqu'ou cette technique va se coller à moi, comment va-t-elle "m'agir" ?" Là, la réponse est autrement plus complexe. Et c'est souvent à n'y rien comprendre... qu'à posteriori.
je voulais ajouter ceci, pour me faire mieux comprendre : savoir comment fonctionne un moteur à explosion ou un système d'exploitation informatique ne suffit pas à comprendre l'automobile ou l'informatique. Je dirais même qu'il ne sert pratiquement à rien de savoir ce qu'est une durite ou comment programmer en C++, en Fortran ou en Pascal pour mieux s'interroger sur la Technique. Par ailleurs, je pense que la Technique et son usage transcendent le politique ou l'économique (qui sont des constructions artificielles et collectives) : on ne décide pas politiquement ou économiquement -sauf peut-être en Corée du Nord - d'adopter ou non l'usage de tel ou tel outil. L'ordinateur, le stylo, la chaussure ou l'automobile sont ou non, à terme, adoptés par l'homme suivant un calcul d'opportunité et d'utilité essentiellement individuel. Enfin, je pense encore une fois que la science et la technique, que l'on amalgame fautivement, renvoient à deux choses totalement différentes - voire antagonistes. Si l'on peut raisonnablement imaginer un usage politique ou économique, dans le sens d'une régulation, de la science, il n'en est pas de même de la Technique.
comme cela, en effet, je comprends mieux (et je partage en grande partie) vos analyses : pour préciser à mon tour, "comprendre" une nouvelle technologie ce n'est certainement pas seulement pour moi comprendre comment ça fonctionne mais aussi comment je (et comment les autres) fonctionne(nt) avec cette nouvelle extension du corps humain
(aussi, d'ailleurs, pour dépasser la "vexation" initiale dont parle très bien brigetoun)
ce qui est, je vous l'accorde, "autrement plus complexe" mais aussi autrement plus excitant pour l'esprit : c'est quand "c'est à n'y rien comprendre" justement qu'il est important d'essayer de comprendre ... et j'ai la conviction que la littérature peut y aider, car elle est capable de restituer la complexité -- c'est une des raisons qui font que j'aime la science-fiction (qui est aussi technique-fiction parfois)
Donc nous sommes d'accord. Notez cependant comment Stiegler a confondu d'emblée deux choses distinctes que sont le "fonctionnement" et la "fonction" d'un objet... Je pensais aussi à tous ces ingénieurs informaticiens que j'ai maintes fois interviewés pour des articles de presse, notamment certains crânes d'oeufs travaillant chez le plus gros fabricant mondial de cartes à puce. Très au fait techniquement de leurs produits très complexes, ces ingénieurs, poussés dans leurs retranchements, n'avaient qu'une conscience assez vague, et pour tout dire presque nulle des effets de l'application de ces "miracles de la technique" sur le réel, à savoir la fabrication d'une société hypersécurisée, hyperintrusive etc. Aucun d'eux n'appelaient d'ailleurs de leurs voeux une telle société, alors qu'ils concouraient activement à son avénement ! Notez par ailleurs comment le discours de la technique sert de paravent à des motivations bien moins avouables quand il prend la forme d'un argumentaire publicitaire de vente d'une automobile, par exemple.
Rien de rien de rien dans aucune des versions de l'Ecclesiaste consultées : buées de buées et poursuite du vent, mais sur le Web combien ont suivi Baudrillard les yeux fermés, et cela dans toutes les langues de Babel
merci d'avoir cherché, cairo ... de toutes façons ce soir mieux vaut lire l'Ecclesiaste et oublier la soirée électorale !