un gage de docilité
Par cgat le mercredi 30 mai 2007, 01:00 - écrivains - Lien permanent
Sur les aberrations actuelles de la divinité « travail », Guy Tournaye publie Radiation, un livre drôle et atypique, entre le roman et l’essai, à l’image de sa 4ème de couv’ : « Radiation. Docu-fiction. Fr. 2007. Réal.: Franck Valberg. 16/9. Stéréo. Musique : Bryan Ferry & Roxy Music. Portrait d'un réfractaire au service du travail obligatoire, qui décide à trente-cinq ans de vivre du RMI et de ses SICAV. Notre avis : des idées peuvent heurter. »
C'est un fait, les élites sont fatiguées. Elles n'ont plus le cœur à rire.
Elles n'ont même plus le cœur à l'ouvrage. Au fond, tous ces brillants cadres
supérieurs ne rêvent que d'une chose : débrancher, prendre le large, fuir
ce système qu'ils ne peuvent littéralement plus encadrer. Il est loin le temps
où, frais émoulus des grandes écoles, ils se faisaient fort de concilier vie
professionnelle et aspirations personnelles. Vingt ans plus tard, après un
parcours sans faute dans les secteurs les plus porteurs (médias, pub, mode,
industrie culturelle), la désillusion est totale. (...)
Le capitalisme serait-il menacé par la « baisse tendancielle du taux de
motivation » ? Rien n'est moins sûr. Le thème récurrent du malaise des
cadres est en fait une aubaine pour le marché. Qui dit manque dit nouveaux
besoins à satisfaire et donc nouvelles sources de profit potentielles.
Qu'est-ce qu'un bon client, sinon un individu à fort pouvoir d'achat avec des
problèmes, des failles, des états d'âme susceptibles d'être compensés de façon
sonnante et trébuchante ? La frustration nourrit la consommation, qui
elle-même soutient la croissance. Il suffit de voir la profusion d'articles,
d'essais, de romans dénonçant les turpitudes de la vie en entreprise et les
ravages de la mondialisation pour mesurer à quel point le filon est devenu
juteux. Les professeurs de désespoir font salle comble, les marchands
d'antidépresseurs en tout genre prospèrent et l'industrie de la consolation ne
s'est jamais aussi bien portée. Même la misère affective des cadres en mal de
rencontres ouvre de nouveaux horizons au business, comme l'illustre le succès
en Bourse du titre Meetic. (...)
On aurait tort de voir là un simple phénomène de récupération. Tous les
discours anti- ne font en définitive que renforcer ce qu'ils prétendent
dénoncer. Peu importe au fond d'être pour ou contre le système. L'essentiel est
d'être convaincu de sa toute-puissance. De ce point de vue, les contempteurs
les plus radicaux de l'idéologie néolibérale remplissent parfaitement leur
office, en reprenant à leur compte la vision totalitaire défendue par leurs
adversaires celle d'un empire dominé par quelques maîtres du monde,
intégralement soumis à la logique marchande, et ne laissant plus aucune marge
de manœuvre à ses vassaux. Dans cette optique, il n'y a pas d'échappatoire
possible et toute tentative de se situer en dehors du jeu apparaît vouée à
l'échec. Les discours misérabilistes et compatissants sur l'exclusion
contribuent du reste à entretenir ce sentiment d'impasse. Entre la peur de se
retrouver sur la touche et l'aspiration à un « autre monde possible », la
schizophrénie s'impose comme le nouveau mode de régulation du système - de la
même façon que la paranoïa a pu être érigée par certains patrons en règle de
management. D'un côté on exalte les lendemains qui chantent, de l'autre on
continue au quotidien à faire tourner la machine, de manière certes désabusée
mais parfaitement fonctionnelle, conformément aux schémas dictés par les
contrôleurs de gestion. L'utopie ne contient plus en germe la révolte, elle est
devenue un outil de domestication parmi d'autres, une valeur refuge qui console
à bon compte, une soupape qui permet d'aller toujours plus loin dans la mise
sous pression. Merveilleuse thermodynamique ! La baisse tendancielle du
taux de motivation n'est donc pas en soi une menace. Elle est au contraire un
gage de docilité - la contrepartie nécessaire à la taylorisation du travail des
cadres.
Guy Tournaye, Radiation (Gallimard, 2007, p. 54-57)
Guy Tournaye est né à Tours en 1965.
Il a publié un autre roman : Le Décodeur (Gallimard, 2005), entièrement constitué de
citations.
Pour compléter, on peut lire sur le site Actu>Chomage un article et un entretien.
Un blog à billet
unique est également en ligne.
Commentaires
supprimer ce qui existe de financement pour le livre, pour le cas où des cadres, touchés par la raison, trouveraient dans la lecture une compensation si peu marchande à leurs manques
Si juste ! il y a de belles pages, extrêmement pénétrantes, assez proches dans l'esprit de ce texte, chez le sociologue Luc Boltanski (il y a longtemps, il y avait eu "Les cadres' et plus récemmeent "le nouvel esprit du capitalisme", où l'on retrouve aussi cette analyse que je crois très juste, disant en gros que les contempteurs du système servent le système, sont nécessaires à lui, sont même d'une certaine manière recyclés sinon créés par lui et que c'est l'essence même du capitalisme de permettre cela). Tiens, j'y pense, à signaler, peut-être (meêm si je déborde un peu) : non content de nous impressionner par ses études de sociologue, Boltanski nous étonne par sa poésie (il y a ce beau texte mis en ligne sur remue.net, qu'il lira peut-être le 23 juin prochain, lors de la soirée de lecture - entrée libre - organisée par le collectif remue)...
Je m'attendais plutot à ce que vous reproduisiez la scène de pornographie boursière avec Ruby... En tout cas merci pour cette citation à l'ordre du mérite.
Bonne continuation pour votre site, malgré les passages à vide et les moments de découragement - si j'en crois un de vos précédents billets. Dans un contexte éditorial de plus en plus formaté et saturé, ce genre d'initiative est juste essentiel.
bien à vous,
gt
(Mon blog,actuellement en gestation, sera opérationnel en début de semaine prochaine).
Je me permets egalement de vous signaler la parution ce mois-ci du nouveau numéro de Chronic'art qui consacre un dossier spécial au thème "Ecrivain, Et alors ?"
http://www.chronicart.com/print/pri...
merci pour ces encouragements et de réagir si vite, Guy Tournaye (par curiosité : me lisez vous parfois ? vous a-t-on prévenu ? est-ce un hasard ? googlisez vous votre nom quotidiennement ?)
je m'en serais voulu de déflorer(!) la très réussie (et très drôle) scène de pornographie boursière : les amateurs iront y voir (c'est p. 82, pour les plus pressés) : il faut tout de même, pour ne pas créer de fausse attente, les prévenir que c'est la seule de son espèce !
votre blog sera-t-il à l'adresse vers laquelle j'ai crée un lien ?
JF Paillard, merci pour ces conseils de lecture : je n'ai pas beaucoup lu Boltanski sociologue, mais ce que j'ai lu dans remue.net m'en donne envie.
Je n'en suis pas encore à me googliser quotidiennement... Je suis juste un fidèle visiteur, quasi quotidien, qui apprécie beaucoup les lignes de fuite et les horizons que vous ouvrez à travers ce site...
Bien à vous,
gt
P.S. Oui mon blog sera à l'adresse que vous avez indiquée.
merci pour cette précision : j'attends avec impatience de lire votre blog à mon tour ... et précise (j'ai oublié de le faire tout à l'heure) que je ne décerne pas d'ordre du mérite !
Beau travail, Christine ! Encore un ouvrage pour ma prochaine commande !
(Enfin, si on peut encore utiliser positivement le mot "travail"...)
merci berlol ! "travail" si vraiment tu y tiens, mais à associer avec "loisir" et "choisi" et surtout pas avec "...plus pour gagner plus" ou "la France qui se lève tôt et qui..."
Okkèèè !...
(dixit Jacouille la fripouille)
un peu connoté aussi lui !