une forme supérieure de tact
Par cgat le jeudi 31 mai 2007, 00:01 - écrivains - Lien permanent
Plutôt que de citer, comme il me le suggère, la « scène de pornographie boursière avec Ruby », j'ai envie de citer Guy Tournaye citant autrui dans Le décodeur, son précédent roman - en espérant qu'il m'aidera à situer, dans la longue bibliographie de la fin de son livre, les auteurs remixés dans le passage ci-dessous : Ménard ? Schuhl ? Sollers ? Bourriaud ? d'autres ?
La citation était chez lui une seconde nature. Il la pratiquait de façon
systématique, non pour donner de l'autorité à ses propos, encore moins pour
faire étalage de son érudition - « Mon ignorance est encyclopédique »,
ironisait-il - mais au contraire pour s'effacer et se dissoudre dans la voix
des autres. Il n'y avait là aucune coquetterie de sa part. Juste une forme
supérieure de tact : « Le monde est plein au point qu'on y
suffoque. L'homme a mis sa marque sur chaque pierre. Chaque mot, chaque image
est louée, hypothéquée. À quoi bon en rajouter une couche ? » Expert dans
l'art du montage, Charles était avant tout un ébéniste hors pair. Avec lui, la
citation savait se faire marqueterie, hologramme, anamorphose. Rien à voir avec
la prose en kit, 100% contreplaquée, distillée par les DJs en vogue…
« Voyez-vous, disait-il - mais sans doute ses propos n'étaient-ils pas de lui -, il est temps d'inventer un nouveau langage. Les mots que nous employons ne correspondent plus au monde. Lorsque les choses avaient encore leur intégrité, nous ne doutions pas que nos mots puissent les exprimer. Mais, petit à petit, ces choses se sont cassées, fragmentées, elles ont sombré dans le chaos. Et malgré cela nos mots sont restés les mêmes. Ils ne sont pas adaptés à la nouvelle réalité. Par conséquent, chaque fois que nous essayons de parler de ce que nous voyons, nous parlons à faux, nous déformons cela même que nous voulons représenter. Ce qui fait un gâchis terrible. C'est pourquoi seule me plaît maintenant une écriture anonyme, fragmentée. Ni centre, ni centres, ni histoire, ni personnages, ni sens vectoriel, flux impersonnel, multitudes d'éclats, évidé, criblé, atone, suspendu, miroir prismatique ne se fermant sur rien - pas d'univers de l'auteur -, multiplicité de traces aussitôt recouvertes : comment produire un tel langage, un langage qui ne sorte pas de la tête de quelqu'un (ni de sa plume) mais qui soit immanent, qui sourde du sol à la façon d'une momie exhumée ? »
Guy Tournaye, Le décodeur (Gallimard, 2005, p. 79-80)
Commentaires
La phrase "Le monde est plein au point qu'on y suffoque. L'homme a mis sa marque sur chaque pierre. Chaque mot, chaque image est louée, hypothéquée" est empruntée à l'incontournable Pierre Ménard - pas celui de Borges, mais celui de la collection Paul Devautour, que je soupçonne ici de citer René Daumale (à explorer via google ou Amazon)...
http://www.amazon.fr/Buchal-Clavel-...
Le passage : "Voyez-vous,il est temps d'inventer un nouveau langage. Les mots que nous employons ne correspondent plus au monde. Lorsque les choses avaient encore leur intégrité, nous ne doutions pas que nos mots puissent les exprimer. Mais, petit à petit, ces choses se sont cassées, fragmentées, elles ont sombré dans le chaos. Et malgré cela nos mots sont restés les mêmes. Ils ne sont pas adaptés à la nouvelle réalité. Par conséquent, chaque fois que nous essayons de parler de ce que nous voyons, nous parlons à faux, nous déformons cela même que nous voulons représenter. Ce qui fait un gâchis terrible" est issu de Cité de Verre de Paul Auster. Et toute la suite est un collage de citations extraites de Telex N°1 de Schuhl.
J'envisage d'expliciter sur mon blog prochainement tous ces emprunts, mais la tache s'annonce difficile...
Cordialement,
gt
difficile et complexe, en effet, mais ce serait très intéressant : à suivre, donc ...
C'est grâce à la citation abondante que certains auteurs antiques ont traversé les siècles et les siècles !
Rappelez-vous cette nouvelle de "Fiction" ou un auteur anonyme reprend à son compte des ouvrages de Céline ou d'autres pointures et des questions que cela soulève...
G.Tournaye emprunte largement les textes d'autres auteurs, mais cela n'entame en rien la pertinence!
Au contraire, j'ose espérer que ses propositions de réflexion sur le travail, l'inactivité, la solidarité, etc. alimenteront (élèveront) le débat toujours au centre des préoccupations politiques.
je suis entièrement de votre avis, d'autant que la réflexion sur le travail a plus que jamais besoin d'être élevée !