transvertébration
Par cgat le mercredi 15 août 2007, 00:16 - citations - Lien permanent
En contrepoint à la lanterne magique de Bergman (qui avait aussi des problèmes avec sa maman), celle de Marcel Proust :
À Combray, tous les jours dès la fin de l'après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand-mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l'air trop malheureux, de me donner une lanterne magique dont, en attendant l'heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à l'instar des premiers architectes et maîtres verriers de l'âge gothique, elle substituait à l'opacité des murs d'impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n'en était qu'accrue, parce que rien que le changement d'éclairage détruisait l'habitude que j'avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle m'était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j'y étais inquiet, comme dans une chambre d'hôtel ou de « chalet », où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d'un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d'un vert sombre la pente d'une colline, et s'avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui n'était autre que la limite d'un des ovales de verre ménagés dans le châssis qu'on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n'était qu'un pan de château et il avait devant lui une lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes et je n'avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur car, avant les verres du châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l'avait montrée avec évidence. Golo s'arrêtait un instant pour écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand-tante et qu'il avait l'air de comprendre parfaitement, conformant son attitude avec une docilité qui n'excluait pas une certaine majesté, aux indications du texte ; puis il s'éloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à s'avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même, d'une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s'arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu'il rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s'adaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun trouble de cette transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d'un passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d'histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j'avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle qu'à lui-même. L'influence anesthésiante de l'habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en ceci qu'il semblait ouvrir tout seul, sans que j'eusse besoin de le tourner, tant le maniement m'en était devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral à Golo. Et dès qu'on sonnait le dîner, j'avais hâte de courir à la salle à manger où la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le boeuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs ; et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, tome 1 (Gallimard, Pléiade, 1987, p. 9-10)
J’en profite pour dire que m’énervent tout particulièrement les sites commerciaux, comme celui titré « À la recherche de Marcel Proust ... et du temps perdu » (!) dont les liens fleurissent dans les annonces google ou autres (par exemple dans la marge du blog de Pierre Assouline où j'ai trouvé celui-ci) et qui réduisent les écrivains à l'état de produits ou de logos !
Commentaires
D'ailleurs, citer Assouline est déjà un pas dans la mauvaise direction, non ?
Avez-vous essayé l'écoute intégrale chez Sacripan ?
http://www.dailymotion.com/relevanc...
pour Proust déjà un certain temps que c'est fait d'ailleurs, et comme souvent les gens le cite sans l'avoir lu, il va finir par être réduit à ça pour beaucoup.
Mieux tout de même que Mozart sur des confiseries écoeurantes.
Merveilleuse description de la lanterne magique (j'en ai eu une dans ma prime enfance) et du malaise qui en résulte
De manière plus générale je déteste les sites qui utilisent le contenus d'autres sites pour se faire référencer par les moteurs de recherches. Citations, jokes, bouts de textes sans queue ni tête compilés par des robots pour attirer les gogos et se faire du fric auprès des annonceurs.
Assouline est une cible facile mais son site est excellent, sauf que pour moi il y a trop à lire... Abondance de textes ne nuit pas... enfin pas trop.
écouter Proust (ou d'autres textes, mais Proust surtout) je n'aime du tout : ce n'est jamais le bon tempo, trop rapide parfois, trop lent le plus souvent, pas le loisir de revenir en arrière, de s'arrêter sur une phrase, de réfléchir entre deux phrases ...
mais c'est très personnel, et il est bon que cela existe, pour ceux qui aiment ou pour ceux qui ne peuvent pas faire autrement
concernant Pierre Assouline je suis d'accord avec Joël, c'est une cible facile, car le succès de son blog rend nécessairement un peu jaloux, mais, par ailleurs, c'est un bon blog, très régulièrement alimenté, et où je glane très souvent des informations intéressantes, même quand je ne suis pas d'accord avec son avis
Je ne peux laisser croire à de la jalousie de ma part. C'est un dépit profond de voir ce "succès", cette consécration quasi unanime d'un blog si racoleur. Et non, ce n'est pas une cible facile, puisque tout le monde le couvre. Mais suffit, pas la peine d'en faire un débat, je ne m'exprimerai plus ici sur ce sujet.
"jalousie" ne ne te visait pas du tout, berlol : je voulais juste mettre un mot sur ce que nous pouvons tous ressentir (moi la première) face au succès facile de qui ouvre un blog en ayant déjà un nom et publie dans la plateforme de blogs du Monde - sentiment qu'on peut aussi appeler "dépit profond" si on préfère
mais passé cet agacement, je persiste à trouver des qualités à son blog, même s'il est un peu bavard ; c'est par exemple chez lui que j'ai appris ce qui s'était passé à Lagrasse ; pourquoi le trouves-tu particulièrement "racoleur" ?