sur nos pattes de foule
Par cgat le lundi 1 octobre 2007, 00:45 - écrivains - Lien permanent
Mais comme elle est subite, cette absence ! Ils étaient, ils ne sont plus. Un trou en leurs lieu et place. Or chacun va à ses occupations dans la ville, au bord de ce gouffre béant, comme si rien ne s'était passé. Serais-je seul à m'être avisé de leur disparition ? Cette langueur nouvelle, pourtant, je ne l'invente pas.
Cette torpeur ! On se traîne. Je ne l'invente pas. Ainsi errerons-nous désormais sur nos pattes de foule, indécis, velléitaires. Nos bras ne saisissent plus rien. Voilà nos corps perdus. Nos gestes se défont ; la cohue où se resserraient les boulons de notre performante organisation ne témoigne plus que de cette errance, de cette dislocation. (p. 9-11)Le monde a cessé d'exister pour les orangs-outans. Il vient de se dissoudre dans le brouillard des abstractions inconcevables.
Le point de vue de l'orang-outan qui ne comptait pas pour rien dans l'invention du monde et qui faisait tenir en l'air le globe terraqué, avec ses fruits charnus, ses termites et ses éléphants, ce point de vue unique à quoi l'on devait la perception des trilles de tant d'oiseaux chanteurs et celle des premières gouttes d'orage sur les feuilles, ce point de vue n'est plus, vous vous rendez compte.
Et c'est comme si l'on avait rasé un promontoire, abattu une montagne, le monde a rétréci tout à coup, il va falloir jouer des coudes pour exister dans ce couloir. C'est tout un pan de réalité qui s'affaisse, une conception complète et articulée des phénomènes qui fera défaut désormais à notre philosophie. (p. 18)Nous n'entendrons plus que des paroles d'hommes, l'éternel débat, le petit dialogue amoureux si niais que les bouches bientôt se tordent de dégoût, la leçon interminable du professeur, les conseils de l'ami réjoui par nos mésaventures, et encore : l'ennui de notre littérature qui parle avec les lèvres de la plaie et ne sait dire que aïe et ouille, et encore : relations de rêves, de souvenirs, disputes, supplications, blagues, réprimandes, sans trêve ni repos, ce bavardage, ces considérations, ces mots crachés comme s'il n'en restait plus que le noyau sec et mort. (p. 32-33)
À défaut de distractions qui tromperaient réellement notre hantise, nous débattons sans fin de notre condition et la polémique est même devenue la forme dominante sinon exclusive de nos échanges avec les coups, toutefois, mais qui en sont la conséquence. Nous aimons à croire qu'il existe pour chaque énigme plusieurs explications possibles, plusieurs hypothèses, et nous attendons de notre interlocuteur qu'il nous apporte la contradiction. Nous préférons l'énigme à son élucidation, toujours décevante, qui rétrécit notre prison.
Nous en touchons les quatre murs dès qu'une unanimité se fait jour. C'est pourquoi je ne prends jamais position dans ces débats, pour ma part, considérant que nous y laissons des forces qui seraient mieux employées dans l'action - mais cette opinion aussi soulève de vives protestations et suscite à chaque fois que je l'avance pour justifier mon silence une de ces discussions secondaires qui sont notre spécialité et dans laquelle je me jette avec fougue. (p. 91-92)Éric Chevillard, Sans l’orang-outan (Minuit, 2007)
'' Sans L’orang-outan'' est un Chevillard particulièrement noir et en colère, presque apocalyptique parfois, même si l’humour reste très présent dans le point de vue du fils d’Albert Moindre et Eléonore Caquet sur la disparition annoncée et métaphorique de l’orang-outan.
en ligne :
- l’autofictif, le
blog d’Éric Chevillard
- un site très
complet dû à Even Doualin
- « Douze questions à Éric Chevillard », par Florine Leplâtre
(Inventaire/Invention)
- des études critiques sur Éric Chevillard
(auteurs.contemporain.info).
Commentaires
J’espère que sa colère n’est pas due à l’insuccès de ses livres, si comme il le dit lui-même elle confine réellement au « phénomène de société ». La dernière entrée de son blog le laisserait entendre mais l’entité « Eric Chevillard » est à ce point synonyme pour moi de rigueur, de dignité intellectuelles, de virtuosité et de pertinence, qu’il serait vraiment trop triste que l’auteur d’une des œuvres les plus excitantes et les plus tenues (comme on dit d’une note par un instrument) de notre époque se laisse aller à « l’affliction » ou à
« l’amertume ». Le temps et l’argent surtout m’ont manqué jusqu’à présent pour faire l’acquisition de son dernier livre (de sorte que je suis bien malgré moi sans Sans l’orang-outan) mais j’aimerais lui dire d’une façon ou d’une autre que si je ne viens pas sur l’heure grossir le chiffre de ses ventes je m’emploie à vanter ses mérites à de plus fortunées connaissances... ou tout simplement à offrir, quand je suis en fonds, « Du hérisson »,
« Démolir Nisard », « Oreille rouge », « Scalps », « Le vaillant petit tailleur », qui sont tous et incontestablement des chefs-d’œuvre.
Je ne sais trop, chère cgat, si je dois vous remercier de me mettre un peu plus l’eau à la bouche avec ces extraits...
est ce au Masque et la Plume ou à l'émission de l'après midi sur Franc Culture que je l'ai entendu ramené à un comique qui se répète et ne l'est plus trop.Un peu complexe comme écriture alors, non ?
peut-être aussi, brigetoun, dans le "salon" littéréticulaire de berlol, où je l'ai récemment défendu contre les mêmes attaques (je vais essayer de retrouver l'émission dont vous parlez)
quant à l'affirmation "l’insuccès de mes livres confine au phénomène de société", je l'avais pour ma part prise un peu au second degré : même s'ils sont peu connus du "grand public", les livres de Chevillard ont un public d'aficionados (dont je fais partie) ; ils sont également très étudiés par les universitaires
lui seul pourrait dire à quoi est due sa colère (!), mais la deuxième partie de "Sans l'orang-outan", notamment, est particulièrement désespérante : j'ai pensé en la lisant à "La femme des sables" du japonais Abe Kobo
J'ironisais aussi, pour tout dire. Je pense tout de même notre génial auteur au-dessus de tout ça... Abe Kobo, oui (j'aime particulièrement L'homme-boîte, livres à tous égards surprenant).
Consolation : tous ceux qui ne liront pas Sans l'oran-outang devront vivre avec lui.