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Mais comme elle est subite, cette absence ! Ils étaient, ils ne sont plus. Un trou en leurs lieu et place. Or chacun va à ses occupations dans la ville, au bord de ce gouffre béant, comme si rien ne s'était passé. Serais-je seul à m'être avisé de leur disparition ? Cette langueur nouvelle, pourtant, je ne l'invente pas.
Cette torpeur ! On se traîne. Je ne l'invente pas. Ainsi errerons-nous désormais sur nos pattes de foule, indécis, velléitaires. Nos bras ne saisissent plus rien. Voilà nos corps perdus. Nos gestes se défont ; la cohue où se resserraient les boulons de notre performante organisation ne témoigne plus que de cette errance, de cette dislocation. (p. 9-11)

Le monde a cessé d'exister pour les orangs-outans. Il vient de se dissoudre dans le brouillard des abstractions inconcevables.
Le point de vue de l'orang-outan qui ne comptait pas pour rien dans l'invention du monde et qui faisait tenir en l'air le globe terraqué, avec ses fruits charnus, ses termites et ses éléphants, ce point de vue unique à quoi l'on devait la perception des trilles de tant d'oiseaux chanteurs et celle des premières gouttes d'orage sur les feuilles, ce point de vue n'est plus, vous vous rendez compte.
Et c'est comme si l'on avait rasé un promontoire, abattu une montagne, le monde a rétréci tout à coup, il va falloir jouer des coudes pour exister dans ce couloir. C'est tout un pan de réalité qui s'affaisse, une conception complète et articulée des phénomènes qui fera défaut désormais à notre philosophie. (p. 18)

Nous n'entendrons plus que des paroles d'hommes, l'éternel débat, le petit dialogue amoureux si niais que les bouches bientôt se tordent de dégoût, la leçon interminable du professeur, les conseils de l'ami réjoui par nos mésaventures, et encore : l'ennui de notre littérature qui parle avec les lèvres de la plaie et ne sait dire que aïe et ouille, et encore : relations de rêves, de souvenirs, disputes, supplications, blagues, réprimandes, sans trêve ni repos, ce bavardage, ces considérations, ces mots crachés comme s'il n'en restait plus que le noyau sec et mort. (p. 32-33)

À défaut de distractions qui tromperaient réellement notre hantise, nous débattons sans fin de notre condition et la polémique est même devenue la forme dominante sinon exclusive de nos échanges avec les coups, toutefois, mais qui en sont la conséquence. Nous aimons à croire qu'il existe pour chaque énigme plusieurs explications possibles, plusieurs hypothèses, et nous attendons de notre interlocuteur qu'il nous apporte la contradiction. Nous préférons l'énigme à son élucidation, toujours décevante, qui rétrécit notre prison.
Nous en touchons les quatre murs dès qu'une unanimité se fait jour. C'est pourquoi je ne prends jamais position dans ces débats, pour ma part, considérant que nous y laissons des forces qui seraient mieux employées dans l'action - mais cette opinion aussi soulève de vives protestations et suscite à chaque fois que je l'avance pour justifier mon silence une de ces discussions secondaires qui sont notre spécialité et dans laquelle je me jette avec fougue. (p. 91-92)

Éric Chevillard, Sans l’orang-outan (Minuit, 2007)

'' Sans L’orang-outan'' est un Chevillard particulièrement noir et en colère, presque apocalyptique parfois, même si l’humour reste très présent dans le point de vue du fils d’Albert Moindre et Eléonore Caquet sur la disparition annoncée et métaphorique de l’orang-outan.

en ligne :
- l’autofictif, le blog d’Éric Chevillard
- un site très complet dû à Even Doualin
- « Douze questions à Éric Chevillard », par Florine Leplâtre (Inventaire/Invention)
- des études critiques sur Éric Chevillard (auteurs.contemporain.info).