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L'aventure humaine s'inscrit dans une histoire, on peut logiquement concevoir sa fin, mais l'orang-outan - oh comme ce nom est doux à prononcer, et quelle douleur aussi ! - se satisfaisait de son sort et vivait selon sa loi immuable, accueillant le progrès avec méfiance, une brindille pour pêcher les insectes dans les troncs creux, une large feuille vibrante pour amplifier les vocalises de l'amoureux, voilà pour le XXe siècle.
C'est bien assez de modernité, on ne va pas non plus consentir à tout ce qu'elle propose, pourquoi toujours lui céder, s'équiper de neuf chaque année comme si le principe de la vie n'était soudain plus le même et que les doigts un beau matin ne convenaient plus pour se moucher élégamment, sachons tenir aussi, jouir de la sérénité que procure la longue habitude sous les dehors de l'hébétude, la stupeur naissant bien plutôt du changement qui nous prend au dépourvu et fait de nous des proies faciles.
Le temps ne passait pas pour l'orang-outan, le fils imitait son père, l'outil l'outil, ce programme obéissant au principe de la répétition ne prévoyait pas de fin. Point d'accélération catastrophique dans le destin de l'orang-outan, nulle logique funeste à l'œuvre sinon le déclin régulier des forces vitales qui est un phénomène biologique, il ne complotait pas sa propre extinction comme nous le faisons sournoisement (bientôt, en vertu des lois de l'évolution, un bras nous poussera dans le dos pour nous poignarder par traîtrise).
Il y a eu erreur. Il y a eu méprise, c'est évident. Ce cratère s'est ouvert pour nous engloutir, nous, et débarrasser le monde de la menace que représente notre pulsion de mort. Saine réaction des forces universelles ainsi déjà la foudroyante météorite écrasa-t-elle la sotte petite tête du dinosaure emplie de noirs desseins, il y a soixante-cinq millions d'années. (p. 51-52)

Car au vu de nos résultats, à simplement regarder comment le monde a tourné sous notre règne et ce que nous en avons fait, par cupidité, gabegie, incurie ou toute autre bonne raison de ce genre que nous alléguons ordinairement pour diminuer nos responsabilités, il se déduit que l'orang-outan était bien mieux que nous l'homme de la situation, et j'en veux encore pour preuve cette osmose parfaite avec son milieu à laquelle il parvint sans effort tandis que nous ne la connaissons qu'en de très rares moments d'extase, après le passage du jardinier et du démineur, sous le parasol et le parapluie. (p. 172)

N'était-il pas pourtant, en l'absence de dieux et de Martiens avérés, notre seul public, avec peut-être le gorille et le chimpanzé, le seul public capable de prendre la mesure de notre extraordinaire aventure, de s'en ébaudir, de nous applaudir ? (...)
Pourquoi notre organisation ne produisit-elle pas sur l'orang-outan l'effet de sidération escompté, sinon parce que la sienne propre lui apparut aussitôt préférable et si incontestablement supérieure à la nôtre qu'il imagina peut-être que nous nous en aviserions de nous-mêmes et, par délicatesse, pour ne pas blesser notre amour-propre, ou par nonchalance, il n'essaya pas de nous en instruire autrement que par l'exemple. (p. 174-175)

Éric Chevillard, Sans l’orang-outan (Minuit, 2007)