shell.jpg

Michèle laissa longtemps son doigt sur la touche. Au centre de la fenêtre de paramétrage des caractéristique physiques, défilaient les avatars aux apparences multiples. Prise dans la culture de la discrétion qui convenait à un agent de renseignements, elle cherchait une apparence discrète. Mais elle ne la trouva pas. Les imagos féminines d’Ecstasy s’affichaient successivement sur l’écran toutes plus dévêtues les unes que les autres. Michèle remarqua que leur indécence croissante trouvait son corollaire dans la monstruosité de leurs armes phalliques. Elle se rappela en souriant les affres de l’indécision qui la saisissaient lorsqu’elle parcourait sa garde-robe avant de s’habiller pour une soirée. Finalement, elle était à peu près dans la même situation. Il fallait se créer un personnage, se produire soi-même sous l’apparence d’une image. Sa propre indécision l’agaçait. Après tout, ce n’était qu’un jeu vidéo. Peu importait le paraître. L’important était de pénétrer dans ce monde et de comprendre son utilisation par les djihadistes. Mais l’appel à la raison et aux exigences de sa mission rencontrait un obstacle imprévu. La création d’un avatar activait dans l’esprit de Michèle la complexité d’un processus de réification. Elle ne pouvait se projeter dans un personnage dont l’apparence lui était étrangère. Le choix d’un avatar l’engageait bien au-delà de la simple commodité de pouvoir disposer d’une représentation de soi. D’un seul coup, son index quitta la touche. Le menu déroulant venait de se terminer. Sur l’écran apparurent les ultimes imagos. Michèle esquissa un mouvement de recul et elle sentit une boule se contracter au fond de sa gorge. Un cadavre en état de putréfaction avancée la regardait fixement. Au fond des orbites vides, un regard de braise la transperçait et semblait lire au fond de son âme. Le mort vivant était vêtu d’un manteau de loques qui laissait apparaître par endroits des os jaunis où pendaient encore des ligaments et des muscles. Par moments, l’os de sa mâchoire inférieure s’affaissait, ébauchant un atroce sourire. Michèle, prise par une impulsion soudaine, appuya sur la touche « enter » et en fit son avatar. Le zombie s’anima, étendit ses membres vers elle comme s’il voulait l’enlacer. En déplaçant la souris, elle le fit évoluer de quelques pas. Il traînait la jambe droite et sa démarche était lente. Il était trop tard pour reculer. Michèle sentait confusément une proximité avec ce personnage, proximité dont elle était bien incapable de comprendre les raisons mais qu’elle accepta pleinement. Il fallait nommer son avatar. Elle se souvint d’une chanson qu’elle aimait depuis l’enfance et appela le mort-vivant : Letitbe.

Benoît Virole, Shell (Hachette Littératures, 2007, p. 142-144)

Ce roman policier intelligent, le premier de Benoît Virole, psychanalyste et spécialiste des mondes virtuels, se lit avec beaucoup de plaisir.