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Dans cette ville balnéaire, où le climat et le mode de vie exposent tant les êtres aux regards, il y avait deux femmes sans hommes et leurs deux petits garçons.
Un jeune couple avec ses enfants, c'est intéressant, un tournant, un moment de changement. Les jeunes parents, par définition des êtres sexuels avec, à la traîne ou courant dans leurs jambes, de ravissants rejetons, focalisent pour un temps les regards et attirent les commentaires. « Oh, quel adorable petit garçon ! Quelle belle petite fille ! Comment t'appelles-tu ? Quel joli nom ! » Et puis tout d'un coup - c'est du moins l'impression qu'on a - les parents, qui ne sont plus aussi jeunes, semblent perdre de leur stature, rapetisser même, il n'y a pas de doute, ils perdent de leur couleur et de leur éclat. « Quel âge a-t-il, disais-tu ? Elle doit avoir... » Les jeunes poussent comme des champignons et le glamour a changé ses quartiers. Ce sont les enfants que les regards suivent, plus leurs parents. « Ils grandissent si vite de nos jours, vous ne trouvez pas ? »
Ces deux femmes superbes, de nouveau réunies comme si les hommes n'étaient jamais entrés dans leur équation, allaient et venaient avec, à leurs côtés, les deux beaux adolescents l'un plutôt délicat et poétique avec ses boucles décolorées qui lui retombaient sur le front, l'autre robuste et athlétique, inséparables comme l'avaient été leurs mères au même âge. Il y avait un père au tableau, Harold, monté dans le Nord, mais il s'était mis en ménage avec une jeune femme qui ne souffrait vraisemblablement pas des mêmes faiblesses que Roz. Il leur rendait visite, logeait dans la maison de Roz, mais pas dans la chambre conjugale - précaution qui frappait les deux anciens partenaires par son absurdité ; de son côté, Tom allait le voir à son université. Mais la réalité, c'étaient deux femmes ayant passé la trentaine et deux garçons qui n'étaient pas loin d'être des jeunes hommes. Les maisons, si proches, l'une en face de l'autre, semblaient appartenir à la fois aux deux familles. « Nous sommes une famille élargie », clamait Roz, qui n'était pas du genre à laisser une situation dans le flou.
La beauté des jeunes gens, bon, ce n'est pas si simple. Les filles, oui, pleines de leurs œufs appétissants, nos mères à tous, c'est normal qu'elles doivent être belles, et d'habitude elles le sont, ne serait-ce même qu'un an ou un seul jour. Mais les garçons, pourquoi ? À quelle fin ? Il y a un âge, un âge éphémère, vers seize, dix-sept ans, où ils ont une aura poétique. On dirait de jeunes dieux. Il arrive que leur famille ou leurs amis soient intimidés par ces êtres qui ont l'air de visiteurs venus d'une atmosphère plus pure. Ils n'en ont souvent pas conscience, se faisant davantage l'effet de paquets mal ficelés qu'ils essaient d'empêcher de se défaire. Roz et Lil, qui se prélassaient sur la petite véranda dominant la mer, virent les deux garçons gravir le chemin, les sourcils légèrement froncés, balançant au bout de leurs bras leurs affaires de bain qu'ils mettraient à sécher sur le muret de la galerie. Ils étaient si beaux que les deux femmes s'assirent pour échanger un regard exprimant leur incrédulité.

Doris Lessing, Les grand-mères (The Grandmothers, 2003, trad. Isabelle D. Philippe, Flammarion, 2005, J’ai Lu, p. 32-34)

Les grand-mères, l’avant-dernier roman paru en France de Doris Lessing, vient de sortir en poche : son écriture, incisive et impertinente, et sa contruction, légère et elliptique, épousent avec acuité la fuite du temps.

Et, comme j'ai toujours scrupule à citer des textes traduits, je profite de l'occasion pour relayer François Bon, qui signale la création de Retors, revue de traduction sur le berceau de laquelle de bonnes fées semblent s'être penchées ! à suivre ...