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Pour prolonger un peu la « journée de la glande », ce deuxième roman dont le narrateur évoque, depuis un pays chaud où il a établi ses nouveaux quartiers, quelques mois de cdd passés à « glander » en faisant mine de travailler dans une entreprise (même pas publique, précisé-je).

Je regardais par la fenêtre. L'unité centrale - cette machine qui ingurgite les disquettes et digère le disque dur -, placée sous le bureau, restreignait la mobilité de mes jambes. Pour les dégourdir, je déambulais comme un gentilhomme dans le labyrinthe d'un jardin à la française. Je me déplaçais toujours avec un dossier sous le bras. Je tenais cette pratique d'une connaissance ayant effectué un stage pour le Trésor public. Ce conseil lui avait été prodigué par un ancien du service Recouvrement, précaution qu'il avait lui-même héritée d'un collègue. Transporter un dossier, une chemise cartonnée, bientôt un rapport relié sous le bras donnait un alibi à mes déplacements. (p. 28)

Afin de se parler, les employés se contorsionnaient pour dépasser la tête des écrans d’ordinateur. Ils basculaient leur corps comme on se révèle à l’issue d’une partie de cache-cache. Les dossiers ordonnés en cotes polychromes constituaient des remparts sur le rebord des tables. (p. 29-30)

Les premiers jours, on me demandait si mon poste me plaisait. Je répondais : « Bien sûr, je le trouve très intéressant. » Je lisais sur le visage de mes interlocuteurs une manière d'intérêt, de surprise. Aurais-je raconté une aventure où ma vie ne tenait qu'à un fil, ils auraient montré ce même petit étonnement qui marque la grande indifférence. Je tachais de trouver un angle de vue singulier à un quotidien linéaire. (p. 33)

La préparation de l'un de ces rapports m'accaparait, au bas mot, trois jours toutes les deux semaines et n'intéressait que le contrôleur de gestion, un monsieur dont je n'ai jamais saisi l'utilité. Après trois ou quatre entretiens avec lui, je compris qu'il ne lisait pas mon rapport, qu'il n'avait pas identifié mon statut. Moi non plus, d'ailleurs. Je ne servais à rien, sauf parfois à compliquer légèrement les choses. Dans l'exposé, au fur et à mesure des semaines, j'ajoutais davantage de fioritures. Sa présentation se sophistiquait à l'encan sans pour autant altérer son aspect précis, comme un buffet froid, mais dont chaque denrée, à s'y pencher de près, est périmée. Ce que j'écrivais devenait opaque. Le rapport se changeait en un vitrail composé de si minuscules éclats qu'on ne distingue plus la scène, qu'on ne comprend plus où voulait en venir l'artisan vitrier. Mon vocabulaire foisonnait de mots tenant à la technique anglo-saxonne dont personne n'avait de définition exacte. Mes graphiques évolutifs, agrémentés de reliefs, se juxtaposaient en plusieurs dimensions.
Je jouais le jeu comme un GI aux ordres du colonel Nicholson dans Le Pont de la rivière Kwaï. Inapte à la plus infime exploitation d'ordre pratique ou financier, parfaitement inoffensif, incapable de servir le moindre sabotage technocratique, mon assemblage de données légitimait ma présence. Mon rapport glacé figurait à la fois le pont de la rivière thaïlandaise et le morceau de ciel qu'un malade aperçoit en tournant la tête vers la fenêtre. L'alité n'en a plus pour longtemps. Jour après jour, il entretient avec l'azur une amitié particulière. Le ciel est un grand benêt à l'émotivité calquée sur les saisons. Les infirmières et le patient remarquent une rémittence quand le ciel bleuit. Le malade se transporte dans un pays semblable à celui où je me trouve, la Jamaïque, le Gabon ou les Philippines. Le malade est optimiste, son entourage l'estime naïf. Deux mois ont passé dans le pays pauvre qui scintille. Mais l'état du malade se dégrade : le ciel le toise de son indifférence. Et il meurt dans une chambre inondée de lumière.
Au fil des rendez-vous, muni de mon rapport, j'avais le sentiment de devenir indispensable. Nous étions, mon rapport et moi, les relais d'un code, le même qu'à l'école, qu'à l'université, celui d'être évalué sur des critères aléatoires dénués de pertinence. Il eût été logique qu'on s'aperçoive rapidement que je ne servais à rien, mais la sanction fut assez longue à intervenir. (p. 51-53)

Le travail relève d’un plan d’occupation du temps. L’occupation, même inutile, doit être pérenne, tels un bâtiment ou une cuisine. Pour occuper le temps, remplir les heures. (p. 112)

Guillaume Noyelle, Jeune professionnel (Bartillat, 2007)

Guillaume Noyelle est né le 5 décembre 1979
Il a publié un premier roman : Les piétinements (Bartillat, 2004)
Un article en ligne : Christian Authier, « Esprit d'entreprise » (Le Figaro, 18 octobre 2007)