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« À la différence de ce que vous pourriez croire, ce n'est pas l'œil du prédateur qui voit le mieux, mais celui de la proie. L'œil de l'aigle est désespérément limité, comparé à celui d'une mouche. J'ai essayé de faire de ce système un œil de mouche. Pour cela je me suis mis à la place de l'être vivant qui a le plus peur au monde. La peur est le sentiment moteur numéro un en matière de progrès scientifique. »
À croire que la mutation qu'il prophétise pour rire n'a pas eu lieu et que les insectoïdes n'ont pas encore colonisé la planète puisque quelque chose en moi m'a fait me cabrer devant le point d'orgue de son architecture. Non pas qu'il me révolte - je ne crois pas à l'efficience des réactions frontales - mais j'ai vu là un condensé de tout ce à quoi je suis rétif, l'obsession du contrôle et de la gestion des vies qui ne laisse pas de me rebuter. Pour les mêmes raisons qui m'obligent à me raidir, cette substruction m'a passionné. Otto Maas considère que ses travaux précédents en ont été les brouillons et qu'elle fut le prototype des cités souterraines mises en chantier au Qatar et à Bahreïn. « Imaginer la prison idéale, c'est rêver de la société idéale », m'a-t-il confié, devant l'écran d'ordinateur où venaient d'apparaître les plans des lieux et le réseau de surveillance électronique correspondant - des documents top secret. « De nos jours, un endroit où vivent plusieurs communautés d'hommes ou de femmes doit offrir à chacun des garantes d'hygiène, de confort et même de luxe, si on veut y maintenir I’ordre. Si vous réunissez ces trois éléments, vous vous rendrez compte que la notion de liberté est on peut plus superflue. On construisait depuis toujours des prisons pour empêcher les gens d'en sortir. Bien qu'Atlin soit, du simple fait de son enterrement, celle dont on ne peut s'échapper, je l'ai d'abord conçue pour qu'on ne songe même pas à le faire, et qu’ensuite on ne le souhaite plus. » (p. 156-157)

Enfant, je me disais que l'île du Belvédère des Buttes-Chaumont était creuse et qu'une antenne de la Protection civile y logeait en secret, veillant sur Paris. J'ignore encore si j'avais raison, mais en accompagnant Otto Maas à Kuala Lumpur pour l'inauguration d'un nouveau site j'ai pensé que lui et moi, à quelques années de distance, avions eu la même idée. À trois kilomètres de la cité, une montagne avait été évidée par de titanesques bulldozers. Une sorte de dôme de plusieurs centaines de mètres de haut avait été construit à l'intérieur. Un ciel étoilé la nuit, ensoleillé le jour, avait été mis au point sur la voûte, au-dessus d'un lac artificiel de deux hectares. De ces eaux transparentes aux reflets de lagon - des animaux marins y évoluaient - émergeaient de petites îles sur lesquelles avaient été bâties une cinquantaine de maisons aux architectures inspirées du folklore mondial.
Quand je questionnai l'auteur de cet archipel in vitro à propos de ces villas, de ces cases, de ces fermes luxueuses, celui-ci se tut et appuya sur l'un des boutons du tableau de bord de la tour de contrôle, érigée au milieu des flots, dans laquelle nous nous trouvions. Les plaques de la voussure se retournèrent alors une à une et le ciel se transforma en un formidable miroir concave où se refléta le planisphère tout entier. Chaque île avait la forme d'un continent : Otto Maas avait reconstitué le monde sous terre. Ceux qui en avaient les moyens pourraient choisir d'habiter l'Afrique, l'Amérique, l'Europe, l'Asie, l'Océanie, dans ce lotissement planétaire et passer d'une région du globe à l'autre en toute sécurité, à bord d'un canot à moteur. La tête levée vers la terre, je restai bouche bée.
Je comprenais mieux ce dont Atlin avait été le banc d'essai. Et la discussion avec Otto Maas dans l'avion du retour tourna autour du thème de la servitude volontaire. « Je voulais prendre l'exact contre-pied des visions archaïques, sinistres, de la détention et de la surveillance que l'inconscient collectif véhicule. Si je réussissais mon bâtiment, la captivité devait finir par être un choix et le contrôle un gage de bien-être pour la population. C'est ce qui est arrivé, mis à part le cas Ferréol, je vous l'accorde. Fermé, l'œil martial, intrusif, du violent Big Brother quand s'ouvre celui bienveillant, compatissant, attentionné, empressé, obligeant, de ma Big Mother. C'est pour la santé des incorporées, c'est pour leur sécurité, leur tranquillité, que tout est conçu à Atlin. J'ajoute que le fin du fin est atteint quand il n'est plus nécessaire qu'une instance supérieure assure la sérénité du groupe parce que ce dernier, une fois les conditions réunies, l'assure lui-même. Le plus difficile est de soulager les individus de la notion du temps, douloureuse quand on est enfermé, inutile quand on ne l'est pas. J'aspire à une sorte de chronosthésie à travers l'utilisation des murs d'images, le travail sur les sons et la lumière, et aussi l'emploi des médicaments. Une personne qui a trop le futur en tête va se faire des idées. Ferréol devait être de ces gens. » (p. 199-201)

Mathieu Terence, Technosmose (Gallimard, 2007)

Ce roman d'anticipation (légère) nous invite à voir notre société à travers l'œil de la proie et les livres comme seule façon de s'enfuir de la prison panoptique en cours d'édification.

Mathieu Terence est né en mai 1972 à Sain-Germain-en-Laye. Il a publié auparavant :
Palace forever (Distance, 1996)
Fiasco (Phébus, 1997)
Journal d'un coeur sec (Phébus, 1999)
Les Filles de l'ombre : nouvelles (Phébus, 2002) Prix de la Nouvelle de l'Académie française
Aux dimensions du monde : poèmes (Léo Scheer, 2003)
Maître-chien (Phébus, 2004)

Quelques articles en ligne :
- Maxence Grugier, « Manuel de survie en milieu inhumain » (Fluctuat.net)
- Christophe Greuet, « Technosmose, captivités en creux » (Culture café)
- Laurent Simon, « Futur presque parfait » (Zone littéraire)
- Pierre Bottura (Chronic’Art)
- Hubert Artus, « L'anticipation renouvelle le roman politique » (Rue89)