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La maladresse d'Otto Maas fut d'autant plus frappante - et touchante - que je ne l'avais jamais vu se tromper. Puisqu'il me voyait lire sans cesse, toujours un volume à la main, ne sachant pas aller déjeuner avec quelque représentant de la ville ou du pays que nous visitions sans emporter deux ou trois pages arrachées dans la poche, comme si j'avais pu prendre la liberté de me plonger dans la lecture au beau milieu d'un repas - à vrai dire, je ne suis pas sûr d'en être incapable -, il voulut partager une expérience dans laquelle nous étions aux antipodes l'un de l'autre en évoquant l'un des seuls romans qu'il eût à son actif. « Vous connaissez Les Fourmis de Werber ? Passionnant. Costaud mais passionnant. Et puis toujours d'actualité. » Son intention était bonne et, au fond, je sentais bien qu'à travers lui c'était tout mon temps qui me plaignait deux fois : d'une part parce que je n'avais pas lu ce monument et d'autre part parce que je persistais à vouloir en découvrir d'autres quand il est criant qu'aujourd'hui il n'est guère d'activité plus inopportune. Plus tard je lirais sans déplaisir les trois épisodes de ce thriller entomologique et je comprendrais mieux ce qui, outre son succès mondial et pérenne, avait poussé Otto Maas à l'acheter et ce qui, outre sa bonne facture, le lui avait fait apprécier à ce point. Le devenir-insectoïde de l'homme est l'un des axes centraux de sa réflexion ; il en a tiré toutes les conséquences en fomentant à travers son travail son devenir-troglodyte. J'ai noté dans mes carnets une remarque qu'il me fit il n'y a pas si longtemps, à Canberra : « Au temps de la morale, les actes de barbarie étaient perpétrés par ceux qu'on appelait des "bêtes", des "loups". En notre aube de perfection technique, ce sont des hommes-fourmis, des insêtres humains, qui garantissent son prochain zénith. »
En compagnie d'Otto Maas, j'ai perçu mieux que jamais l'entrechoc de l'Éros et de la Machine qui secoue notre hors-saison de l'Histoire ; j'ai vu se confondre pour de bon « l'organisme » et « l'organisation ». Après, en effet, il ne semble pas judicieux de continuer à perdre son temps dans les livres. Après, en effet, quoi de plus vain que d'écrire pour essayer de se hisser à la hauteur - de vue, d'âme, d'homme - à laquelle porte, transporte, la littérature ? Et quoi de plus ballot surtout que de tenter l'aventure dans un langage qui se voudrait autant comptable de son passé que durable ? Tout ce qui dure est daté, me semble l'air de rien marteler l'air du temps. Or je vise à une prose surnaturelle, libidinale et nerveuse, dont la scansion serait une épiphanie de sens, toute chargée clé l'énergie de mes espoirs.
Autant concéder que, pour la plupart, mon français, c'est du chinois. Et si par bonheur je viens à bout des « Deux vies d'un amour », j'ignore qui me trouvera lisible et qui, d'abord, parmi les dernières officines à user de papier, voudra se risquer à la publication d'un livre rédigé dans le sabir d'un toujours illusoire certes mais crucial pour moi. Comme le cher Baudelaire - j'en conviens, je n'invente rien -, j'écris pour un frère - pour une sœur plus profondément encore, j'en ai conscience désormais - qui saura par-delà les années et les frontières rendre justice à ma folie, lui donner raison en somme, en la comprenant de l'intérieur, et même en renchérissant sur elle, non forcément de son stylo, mais dans la libre conduite de sa vie. Je ne prétends à rien d'autre lorsque je m'applique simplement à être conséquent avec mes goûts et mes douleurs.
Ainsi lorsque je me mettais à écrire au petit matin, je prenais soin de ne pas être surpris par Maas l'insomniaque. Ce n'est pas que je craignais de lui dévoiler les fragments que je continuais de réunir dans des chemises bleues, mais je ne tenais pas à éveiller sa défiance. Que je fasse partie de l'espèce protégée des lecteurs dont on ignore encore si on la relâchera dans la culture, soit. Mais que je verse dans cette perversion au point de la pratiquer moi-même, il y avait de quoi s'inquiéter. Du Secret, du Silence, des Sensations, tels étaient les trois S enchevêtrés comme trois vipères sur le caducée de l'écrivain que j'ambitionnerai longtemps de devenir. (p. 122-124)

Lorsque je lui ai proposé un titre, « Technosmose », pour la monographie que l'on était en train de préparer sur son ouvre, Otto Maas a été emballé. Ce n'est pas qu'il a sauté au plafond, les effusions ne sont pas son genre, mais je l'ai vu rosir et il a posé sa main sur mon épaule comme un général qui passe en revue ses bons petits soldats. Ce geste était révélateur car il ne prise guère les contacts physiques. Longtemps je me suis interrogé à propos de ses préférences sexuelles. J'ai découvert une nuit, sur un écran mis en veille, qu'il lui arrive de visiter un nombre impressionnant de sites pornographiques. J'ignore s'il s'en tient à ces échanges virtuels, si l'onanisme structure son quotidien ou si - comme j'ai tendance à le penser maintenant - la chasteté est le fin mot de son secret. J'ai noté la réflexion suivante la seule fois où lui et moi avons abordé le sujet : « L'abstinence et la puissance sexuelle sont les deux faces de la même pièce, qui confèrent à qui les possède un pouvoir unique sur les autres. L'abstinence, je parle de la seule qui vaille, la volontaire, vous place dans une position de surplomb et de liberté absolue dans uni monde que régissent les désirs de masse. »
Cela faisait six mois que nous vivions ensemble pour ainsi dire et lui n'en savait pas beaucoup plus à mon sujet. En tout cas il ne laissait que rarement filtrer une opinion sur moi, ou la preuve qu'il avait saisi un trait de ma personnalité. Je crois que sa réserve ne signifiait pas qu'il me méconnaissait. Il m'observait, n'en pensant pas moins, me guidant - qui sait ? - vers la seule chose que je ne cesserai pas de revendiquer et qui avait pris un certain tour avec l'apparition d'Iris - la disparue dans ma vie : un destin. Il lui arrivait cependant de m'interroger à propos des livres que je lisais, en avion ou devant la télévision. Il commençait à comprendre - à moins qu'il n'ait cherché à me faire comprendre à mon tour - ce que la littérature représente en tant qu'expérience d'éveil à la vie dans le somnambulisme, le terrorambulisme, le consomnambulisme général. On se retranche dans un bon livre et, aussi sombre soit-il, il nous projette au cœur d'un soleil. (p. 213-214)

Mathieu Terence, Technosmose (Gallimard, 2007)

En ligne : un entretien Maxence Grugier pour fluctuat.net.