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Il y a un an aussi, jour pour jour. Je m'appelle Ibrahim, j'ai vingt-deux ans, bac + 4, j'habite à Saint-Denis. Des fois ça va, mais des fois j'ai envie de péter un plomb et de tout envoyer bouler. Je ballotte de droite à gauche, mais ça va, pour le moment je tiens. Je ne sais pas comment et jusqu'à quand. Comme un rideau quoi. Voilà maintenant une pige que je suis au chômage et que chaque matin j'effectue la même cérémonie. Je reste là, à mater les rideaux, le faciès enfoncé dans mon oreiller. je devrais normalement être l'homme le plus occupé du monde, à courir partout pour trouver un job sans jamais fermer l'œil ni prendre de pause. Mais nous sommes là, moi et ma honte, enchaînés, à nous ignorer. Comme à son habitude, ma mère est allée vaquer à ses occupations. Ménage, courses, amies... Elle est femme de ménage dans un hôtel pourave d'Aubervilliers et elle est en congé toute cette semaine. Mon père, lui, est au bled pour le moment, mais en temps normal il fait la plonge dans un resto facho de Paris et, occasionnellement, il sort les poubelles d'un couple de retraités de Neuilly-sur-Seine. Je sais que ma mère n'est plus là, je n'entends plus la musique dans la cuisine. Elle n'est pas entrée dans ma chambre avant de s’en aller. Sans doute lassée de me voir faire de ce lit jauni et crade sur lequel je gis un radeau à la dérive. Je ne sais pas. Mais je la comprends. Elle pense que je suis devenu fou, que j'ai perdu la raison pour rester comme ça, à contempler la fenêtre et les murs de cette manière et à ne pas lui répondre quand elle s'adresse à moi. J'imagine sa peine, mais jacter ne m'intéresse pas, je n'en ai plus l'envie. De quoi vais-je lui parler ? De ces putains de rideaux qui me bouffent la cervelle et auxquels j'ai pensé plus d'une fois foutre le feu ? De ces treize étages et de mon envie de les compter de l'extérieur, une dernière fois, la tête en bas ? Ben quoi ? Que je suis surdiplômé et sans taf ? Allez, ça va... J'ai rien d'autre à raconter, moi, à part ces conneries. Mais ma mère a raison malgré tout. Bien que je sache formuler de jolies phrases, dire ou écrire des choses belles et gaies ou avoir le comportement d'un garçon joyeux et normal, je ne dois pas être très loin de la folie. Je la sens comme allongée sous mon lit à attendre que je cède à ses appels. Que j'insulte de tous les noms la mère et la sœur du banquier qui n'arrête pas d'appeler chez moi, que je le menace de mort ou bien que j'aille lui démolir la bouche et les doigts, pour qu'il ne puisse ni prononcer mon nom de famille ni composer mon numéro. Que je brise les jambes de ce facteur qui m'apporte chaque semaine des rappels de factures impayées, qu'à la prochaine blague vaseuse d'un flic, lors d'un contrôle, je lui découpe la gorge, lui boive son sang et jette son corps dans un camion benne. Que je lâche tout. Libérer ma rage en un déluge de braise. Que la rancœur fusille ma raison et que j'explose aux joues de ces gens comme une voiture piégée de Gaza... Pour le moment j'ai encore toute ma tête, alors je me contente de me taire, d'être lunatique, mauvais avec ma mère et d'attendre que le temps passe.

Khalid El Bahji, « Une nuit de plus à Saint-Denis », Chroniques d’une société annoncée (Stock, 2007, p. 123-125)

Le collectif « Qui fait la France ? » publie un recueil de nouvelles écrites par Samir Ouazene, Khalid El Bahji, Karim Amellal, Jean-Eric Boulin, Dembo Goumane, Faïza Guène, Habiba Mahany, Mabrouck Rachedi, Mohamed Razane, Thomté Ryam, et assorties d’un manifeste.

Parmi ces nouvelles très diverses, qui vont du plus burlesque au plus pathos, en passant par le pastiche et le romantisme, certaines me plaisent ( le livreur de pizza phobique des tours de Mabrouck Rachedi, le « racisme aveugle » vu par Habiba Mahany, le mythomane de Faïza Guène, « Abdel Ben Cyrano » impromptu en un acte de Mohamed Razane, Hamlet revu par Samir Ouazène, etc.) et d’autres moins, mais elles me donnent en tout cas envie d’aller découvrir les romans de ceux que je ne connaissais pas encore.

En ligne :
- un entretien vidéo (Respect Mag)
- un article de Fabrice Pliskin, « Qui fait la France ? Nous ! » (NouvelObs, 6 septembre 2007)
- la réponse (énervée) du Collectif
- le commentaire de Chronic’Art : « Qui fait la France ? versus Nouvel Obs, la polémique »