l'âme adore nager
Par cgat le lundi 10 décembre 2007, 01:05 - citations - Lien permanent
L'âme adore nager.
Pour nager on s'étend sur le ventre. L'âme se déboîte et s'en va. Elle s'en va en nageant. (Si votre âme s'en va quand vous êtes debout, ou assis, ou les genoux ployés, ou les coudes, pour chaque position corporelle différente l'âme partira avec une démarche et une forme différentes c'est ce que j'établirai plus tard.)
On parle souvent de voler. Ce n'est pas ça. C'est nager qu'elle fait. Et elle nage comme les serpents et les anguilles, jamais autrement.
Quantité de personnes ont ainsi une âme qui adore nager. On les appelle vulgairement des paresseux. Quand l'âme quitte le corps par le ventre pour nager, il se produit une telle libération de je ne sais quoi, c'est un abandon, une jouissance, un relâchement si intime.
L'âme s'en va nager dans la cage de l'escalier ou dans la rue suivant la timidité ou l'audace de l'homme, car toujours elle garde un fil d'elle à lui, et si ce fil se rompait (il est parfois très ténu, mais c'est une force effroyable qu'il faudrait pour rompre le fil), ce serait terrible pour eux (pour elle et pour lui).
Quand donc elle se trouve occupée à nager au loin, par ce simple fil qui lie l'homme à l'âme s'écoulent des volumes et des volumes d'une sorte de matière spirituelle, comme de la boue, comme du mercure, ou comme un gaz - jouissance sans fin.
C'est pourquoi le paresseux est indécrottable. Il ne changera jamais. C'est pourquoi aussi la paresse est la mère de tous les vices. Car qu'est-ce qui est plus égoïste que la paresse ?
Elle a des fondements que l'orgueil n'a pas.
Mais les gens s'acharnent sur les paresseux.
Tandis qu'ils sont couchés, on les frappe, on leur jette de l'eau fraîche sur la tête, ils doivent vivement ramener leur âme. Ils vous regardent alors avec ce regard de haine, que l'on connaît bien, et qui se voit surtout chez les enfants.
Henri Michaux, « La paresse » , Mes propriétés (1930), dans La Nuit remue (Poésie Gallimard, p. 110-111)
Commentaires
un de ces passages où j'aime vraiment Michaux
Aujourd'hui, la paresse doit être cachée, plus encore que la sexualité. Elle doit se déguiser en tentative de concentration, en tâches idiotes et répétitives, en évitement de la confrontation avec les tenants du "travailler plus" qui dirigent tout, actuellement — mais qui mourront bientôt d'infarctus, de cancer et d'ulcères...
Très curieux ! je relisais précisément ce texte hier, manière pour moi de conjurer ce lundi qui s'approchait dangereusement, avec son réveil auroral et son cortège d'obligations "professionnelles" qui ne manqueraient pas de m'imposer leur loi célérate... Depuis quelques jours, je lis aussi la très curieuse - et un peu bavarde - biographie de Jean-Pierre Martin. Elle ne manque pas d'intérêt, mais traitresse, car à découvrir ainsi les Grands et Petits Secrets du Maître, on regrette, on regrette d'avoir ouvert cette boîte de Pandore, qu'évidemment, happé, on ne lâche pas...
c'est un texte à relire et relire et relire, en effet
je n'aime pas trop les bios d'écrivains, et quand je me laisse tenter j'éprouve souvent un malaise, le sentiment que texte et homme ne se superposent pas vraiment ; je n'ai pas encore lu celle-là, même si j'aime bien ce qu'écrit Jean-Pierre Martin ...
malheureusement, Berlol, ça n'est pas si simple et la vie est injuste : on peut avoir infarctus, cancer et ulcères - et plein d'autres joyeusetés - sans être des tenants du " travailler plus "
quant à savoir si la paresse doit être cachée (je ne dirais pas "plus encore que la sexualité", qui au contraire doit aujourd'hui être exhibée comme un attribut de réussite, et relève d'ailleurs elle aussi du "baiser plus"...), je n'en suis pas sûre : soyons prosélytes ! même si de toutes façons cela sera aussi récupéré : le "Bonjour paresse" de Corinne Maier a été un énorme succès de librairie ...
Tenez ! Un portrait d'Henri Michaux !
http://www.loevenbruck.com/image.ph...
Au fait. A-t-on des enregistrements radiophoniques de HM ?
Un de mes passages préférés aussi...
Troublant, ces portraits. (Moi-même, je n'ai pas pu m'empêcher de conserver un portrait de mon seul homonyme probable, trouvé par hasard...)
je suis vraiment dans ma naïveté un public en or : j'ai eu un moment de perplexité - et vraiment en or parce qu'ensuite j'ai réfléchi et dit : non
bonsoir,
ça m'a l'air sympa par ici. Une petite musique de rien qui me sied bien.
Pour info, j'arrive en ces lieux en tapant 'Philippe Vasset'.
Je reviendrai.
bienvenue Loïc, "Philippe Vasset" est une excellente porte d'entrée
troublante en effet, Berlol, cette série "Homonymes" d'Edouard Levé, tout comme celle sur "Angoisse", le village
des enregistrements radiophoniques de Michaux ? pas à ma connaissance ... mais je me trompe peut-être
j'ai juste le souvenir de poèmes lus par Michel Bouquet
Oui, vous avez raison ! le malaise que dégagent ces bios vient souvent que l'on parle tellement du quotidien de l'écrivain(e), que le lecteur à l'impression que son oeuvre - souvent à peine évoquée - se bâcle entre deux portes grandes ouvertes sur les grandeurs et petitesses de la vie, et parfois même se fait comme en dehors de lui, au sous-sol, derrière une porte bien verrouillée celle-là…