Encore quelques douceurs ?

Barthes (Roland)
On l’oublie facilement, mais Roland Barthes a choisi d’ouvrir ses Fragments d’un discours amoureux par une méditation sur la douceur. À deux reprises, l’idée de suicide se présente à lui « pure de tout ressentiment (aucun chantage à personne) ». « Cette pensée frôlée, tentée, tâtée (comme on tâte l’eau du pied) peut revenir. Elle n’a rien de solennel. Ceci est très exactement la douceur. »
Ces mouvements indistincts de l’âme qui détermine un flottement de soi, tandis que se disperse la petite collection d’opinions et de traits supposément distinctifs que chacun considère comme son moi, Roland Barthes excellait à les décrire ; non sans mélancolie. (p. 22-23)

Éponge
Redisons-le, après d'autres, puisque la banalité mérite une place dans un éloge de la douceur : un écrivain, en tant que tel, est une sorte d'éponge informe, molle et fade. Qu'il ait, par ailleurs, des opinions, une personnalité, une culture, de l'intelligence, après tout, pourquoi pas ? Mais ce n'est pas ce qui détermine son travail. (p. 52)

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Lecture
Il faut, nous dit Barthes, lire Sade selon un principe de délicatesse. À vrai dire, c'est toujours ainsi qu'il faut lire. La lecture est la plus subtile, la plus tendre, la plus raffinée, la plus raffinante de toutes les activités. C'est aussi celle qui exclut l'ensemble du champ social immédiat, ou m'exclut de lui. Je ne dis pas : qui exclut l'autre, puisque la lecture est la rencontre différée d'une altérité irréductible, qu'il s'agisse de l'univers d'un romancier chinois ou d'un poète portugais, si lointain et pourtant contemporain ; celui d'une épopée mésopotamienne ou d'une tragédie élisabéthaine. Toute œuvre est un autre monde possible ; elle supporte mal le bruit du monde, mais nous conduit à le mieux entendre. (...) (p. 74)

Mineur
Je me souviens vaguement de Gilles Deleuze disant un jour quelque part que la majorité, c’est ce qui exclut tout le monde. Je pourrais vérifier, c’est dans son Abécédaire peut-être ; mais j’ai la flemme ; s’il ne l’a pas dit, il aurait pu ; et cela me suffit. (p. 79)

Stoïcisme
On retient généralement de la morale stoïcienne les traits les plus grandioses. Ainsi de l'indifférence à sa propre douleur, qui est l'un des idéaux les plus spectaculaires du sage. Mais les stoïciens n'ignorent pas que rares sont ceux qui peuvent pratiquer une morale aussi exigeante. Aussi ont-ils imaginé la doctrine des préférables : nous devons nous efforcer, autant qu'il est possible, de choisir la conduite préférable, à défaut de l'idéale ; ce n'est pas là une démission, mais un courage. Il ne dépend pas de nous que nous atteignions chaque fois la cible ; mais il dépend de nous d'essayer.

Tapas
C'est le signe d'une civilisation raffinée, prévenante, que de proposer, sur de grands plateaux, de petites portions variées ; les tapas offrent toutes sortes de sensations, et le plaisir puéril et charmant de la dînette.

Ulysse
Si de tous les héros antiques Ulysse est celui qui nous touche encore le plus profondément, c'est qu'il est le héros de la ruse, c'est-à-dire du détour, de l'oblique, de l'intelligence technique, de l'esquive. Il doit sa survie à ces douceurs Achille, lui, est mort depuis longtemps, là-bas, à Troie.

Stéphane Audeguy, Petit éloge de la douceur (Folio, 2007)

Pour être tout-à-fait franche, d'autres lettres de cet abécédaire m'ont un peu déplu par leur côté « c'était mieux avant » ... mais un homme qui utilise si bien le point-virgule et les deux-points, ces ponctuations douces et indécises que j'affectionne tout particulièrement, ne peut être mauvais.