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Il est interdit de fumer - mais la famille de maman a bâti sa fortune sur le tabac. Des plantations de tabac à l'infini, jusqu'en Virginie, jusque dans le Maryland. Je suis la fille du juge, la petite-fille d'un sénateur et d'un gouverneur : je fume et je bois et je danse et je trafique avec qui je veux. Les jeunes pilotes de la base se seraient battus pour un signe de moi et lorsque enfin je leur accordais une danse je voyais leurs joues dorées s'étoiler de fossettes. Il y en avait deux qui rivalisaient de témérité pour m'avoir, ils détournaient leur avion tandem des couloirs aériens militaires et mettaient le cap sur Pleasant Avenue. Arrivés au-dessus de notre jardin, ils faisaient des figures dans le ciel, des loopings, des piqués, des tonneaux - et tout ça était si drôle, si terriblement excitant, si chevaleresque ; même Minnie était fière de l'hommage rendu à sa poupée blonde. Un jour de malchance ou de fatigue, le biplane est parti en vrille, et tous les jardins alentour ont retenu leur souffle jusqu'à ce que retentît plus loin, au-delà des faubourgs, le bref vacarme du crash. Une longue torchère s'éleva au-dessus des toits. Deux jeunes corps partaient en fumée dans une odeur noire de kérosène - deux jeunes corps qui la nuit d'avant dansaient sur leurs jambes immenses et souriaient de leurs joues étoilées, sentant si bon l'odeur des garçons bien, le cuir souple, le savon brut et, sous la fraîche eau de Cologne, tandis que l'effort de la danse noyait leur front de sueur et que l'odeur du corps reprenait le dessus, ce si troublant parfum de sauvagine où je baignais, serrée entre leurs bras, effrayée, ivre et heureuse.
Leur consomption dura deux minutes - un bûcher éclair, généreux, puissant et rapide à l'image de ces deux garçons qu'il dévorait. Il paraît que j'ai eu une crise alors, - la première -, et qu'on m'a donné de la morphine pour m'apaiser.
Depuis l'accident, une bonne partie de la ville professe que je suis le diable à tête blonde. Noir et or, oui.
Je suis une salamandre : je traverse les flammes sans jamais me brûler. C'est de là que me vient mon nom, parce que Minnie avait terriblement aimé une Zelda de papier, héroïne d'un roman oublié qui s'intitulait La Salamandre - et cette Zelda était une fière danseuse gypsie. (p. 32-33)

L’explication de la vie n'explique rien.
Plus je me livre au jeune docteur du Highland Hospital, plus je mesure l'échec de l'intelligence à saisir son essence. J'en ai tant vu de ces docteurs. (« Au moins cent! » affirme Scott et j'entends qu'il fait l'addition des honoraires.)
Celui-ci est jeune, et doux, son regard bleu marine me regarde sans me disséquer ni me soupçonner.
Treize mois dans ma vie - cela semble peu mais c'est bien trop déjà -, j’ai dû me cacher pour écrire. J'avais trente et un ans. J'acceptais pourtant l'empire et l'emprise sur moi d'un époux jaloux, névrosé et perdu. Jusqu'au jour où c'est devenu invivable.
Et pour une fois, depuis dix ans, depuis vingt cliniques au moins sur les deux continents, cette fois enfin le jeune docteur m'a dit : « Je vous crois. » (p. 95)

Car le monde nous abîme maintenant. ils disent que Scott vieillit trop vite, qu'il grossit, que l'alcool le défigure. Mais que croient-ils, les imbéciles ? Ses livres lui passent par le corps, ses romans trop rares et ses textes mercenaires tellement, tellement nombreux. Accessoirement, ses livres sont passés par mon corps aussi. Les gens, écrire, pour eux, c'est comme une longue conversation que l'on aurait avec soi-même, comme une confession devant le prêtre de la famille (je me rappelle le presbytère de Saint-Patrick, tout le laïus catho de ce curé irlandais qui sentait la friture et j'avais mal au cœur à cause des tubéreuses en vase sur le petit autel, les tubéreuses et l'huile rance, leur parfum capiteux mêlé au graillon, la tête me tournait, mauvais ménage, me disais-je, dangereux mariage, j'ai cru défaillir, tomber sur le pavé noir et blanc), et pour d'autres encore, écrire c'est comme se coucher devant un monsieur ou une demoiselle Freud.
Mais non : écrire c'est passer tout de suite aux choses sérieuses, l'enfer direct, le gril continu, avec parfois des joies sous les décharges de mille volts. (p. 96)

Je sais ce qu'on dit de moi. Ce que vous ont dit Scott, ma mère, mes soeurs.
Ils mentent, ou disons : ils se trompent. Scott et moi nous avions besoin l'un de l'autre, et chacun a utilisé l'autre pour parvenir à ses fins. Sans lui, je me serais retrouvée mariée au garçon gris, le substitut du procureur d'Alabama, autant dire que j'aurais été me jeter dans le fleuve avec du plomb plein les poches. Sans moi, il n'aurait jamais connu le succès. Peut-être même pas publié. Ne croyez pas que je le déteste. Je fais semblant de le haïr. Je l'admire. J'ai lu ses manuscrits, je les ai corrigés. Gatsby le Magnifique, c'est moi qui ai trouvé le titre, tandis que Scott s'enlisait dans les hypothèses saugrenues. J'estime mon mari, professeur. Mais cette entreprise à deux, ce n'est pas l'amour. (p. 115)

Gilles Leroy, Alabama song (Mercure de France, 2007)

Bien qu'il ait reçu le prix Goncourt, Alabama song est un bon roman, dont l'écriture rapide, rageuse, fragmentaire adopte sans hésitation le point de vue de Zelda sur Scott, et de Leroy sur Zelda, sans trop chercher à expliquer ce qui ne peut l'être.