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Il cherchait une petite porte pour passer de l'autre côté de la chaleur, mais il n'était plus très sûr de la trouver. Qui lui avait dit que le corps mettait trois jours à s'habituer ? Au bout d'une semaine, il avait toujours l'impression d'être enfermé du mauvais côté du mur. Cinq degrés de plus qu'à Caracas, et surtout cette humidité qui pesait sur chaque cellule de son corps. Il se leva pour faire quelques pas au soleil en examinant avec angoisse les deux iguanes apprivoisés du club qui s'exposaient à la lumière. La veille, il avait essayé un peu de Xanax, pour se détendre, mais le goût lui restait dans la bouche et il ne savait plus d'où lui venait cette amertume persistante, si c'était l'eau suspecte et irisée de la piscine, la bière Polar qu'il était seul à extraire du grand réfrigérateur du self ou cette odeur de plastique rance qui imprégnait tout, la plage, le kiosque et les chambres. Ses vieilles armes le lâchaient. Le Xanax l'avait plongé dans une légère sensation d'asphyxie. Il ressassait un certain nombre de conseils, comme de ne pas boire de rhum, sous peine de sentir son cerveau envahi par une bulle visqueuse, brouillant sa vision, rendant même hasardeuse sa progression vers le petit bassin où les enfants, eux, semblaient avoir trouvé la porte magique pour vivre heureux dans l’étuve. Le problème du touriste, se disait-il planqué dans la salle du ping-pong, la seule climatisée à cette heure mortelle, le problème du touriste c’est qu’il reste un enfant attardé à qui on continue de promettre une journée formidable et pleine de surprises. Et cette attente, qu’il sait illusoire, contamine le peu de liberté qu’il s’accorde. elle l’oblige même à faire semblant, par contrat, de croire en des instants de plus en plus factices. (p. 9-10)

(…) ils feraient gravement le bilan de la journée au club, avec la même pauvreté dans l'échange qu'au fil de l'année dans leurs communications téléphoniques Paris-Caracas, où il était question de carnet scolaire et de progrès en natation. Stéphane n'était pas dupe et ne comprenait pas que Pablo se prête à ce jeu, on aurait dit un répertoire de théâtre japonais avec des masques hiératiques dans une version bon enfant, je te parle, moi ton fils comme à mon père et s'il te plaît fais un effort. Dans un instant de lucidité, il se demanda pourquoi son fils ne se mettait pas soudain à hurler « tu n'es rien du tout, tu n'es pas un père, tu n'es rien, je prends n'importe qui sur cette terrasse de restaurant, n'importe qui fera l'affaire mieux que toi et en plus, tout cela t'arrange, tu vas pouvoir enfin disparaître ! ». Or, c'était bien à lui que son fils s'adressait tranquillement tout en mangeant des frites, c'était bien lui qui devait répondre. Ainsi avait-il imaginé la vie des dernières familles royales, occupant une place à laquelle personne ne croyait plus, mais tenus de faire semblant de parler, d'agir et de manger dans des dîners de poupée, faire semblant de vivre en couple et semblant d'exercer le pouvoir. (p. 24)

Philippe Garnier, Roman de plage (Denoël, 2007)

Un club de vacances délabré aux allures de pénitencier dans lequel tout le monde fait semblant est le cadre d'une histoire improbable, oppressante et presque kafkaïenne, mais néanmoins drôle et légère, et terriblement universelle.

Philippe Garnier est né en 1964.
Il a publié deux essais :
La tiédeur (Presses universitaires de France, 2000)
Une petite cure de flou (Presses Universitaires de France, 2002)
et un autre roman :
Mon père s'est perdu au fond du couloir (Melville, 2005)

deux critiques en ligne :
- Nathalie Crom (Télérama)
- Benjamin Berton (fluctuat.net)