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Pour toute cervelle, une petite morille rose, enfermée à double tour dans ce précieux coffret que vous êtes. Vous pensez que vous êtes quelqu’un, quelque chose de stable, avec des limites bien définies, tracées proprement à la règle, quelque chose qu’on peut juger. (p. 10)

Tu n’incarnes rien, tu n’es qu’incarnat, rien qu’une entreprise de construction immobilière qui travaille en permanence pour rester égale à elle-même, combinant des éléments les uns avec les autres, métabolisant le monde pour en faire ton monde. Ton corps est une puissance qui doit être mise en danger pour se manifester, ton corps n’a pas de limites, tous les maillons de tes chaînes sont dans ta tête, ils sont aussi réels que ce dieu que tu as inventé pour que tout soit sous contrôle et pour pouvoir inculper ta chair. C’est elle la coupable, parce que la chair c’est la vie. T’es un mensonge, à chaque fois que tu dis « je »tu renies ton corps et sa multiplicité, son potentiel, sa force. Ta conscience tente de se rassurer mais là encore ce n’est qu’une ruse du corps pour s’intégrer à la société. (p. 11-12)

Un cercle vicieux c’est comme les tourniquets dans les parcs pour gamins : faut sauter avant de gerber ! Ça faisait un bon bout de temps que je restais assis là, sur le tourniquet, à me demander si mon cerveau avait pas attrapé la gangrène, et puis je me suis éclipsé. (p. 68)

Quand je m'affaisse un peu trop en moi, pareil à un vieux chien qui s'oublie derrière sa frange de chinoise, je suis assailli par une armée de tics qui me sursautent dessus. je ressasse. Je repense aux hontes, ça me brûle avec plus d'intensité que de l'huile bouillante qui pétille et explose dans une poêle, ça pénètre jusqu'au creux de la chair et ça fait chanter les os. Il faut que j'aille au bout de mes forces, que je me débarrasse de cette énergie qui se retourne contre moi à la nuit tombée. (p. 91)

If I ran the circus. Tout s'enchaîne à la ronde. Main dans la main, les ressemblances glissent les unes dans les autres avec un couinement de paupière astiquée contre la cornée. Toute chose en évoque une autre et les souvenirs se pêchent à la ligne. Le fil d'Ariane se rembobine pour former une balle dorée, un monde, une galaxie, qui tombe au fond du puits. La cotonnade du temps s'effiloche, le fil des années s'adoucit. (p. 109-110)

L'âme humaine est un invisible fluidique qui obombre le corps, l'intellect ne se plonge pas directement dans la matière mais l'enveloppe comme une ombre pour lui transmettre une faculté vitale, pour étendre le corps et accroître sa puissance. Les ombres ectoplasmiques qui viennent habiter parmi nous suturent la nature, animent le monde et font tourner les tables. Le poète est celui qui voit les ombres. Vivre c'est vivre au cœur du subtil. (p. 117)

Un avion gomme une bande blanche sur le bleu ciel uni. J'ai trois ans, je me cramponne au grillage en fer de la cour d'école. je regarde les voitures qui s'enfuient. Je suis crucifié par le gémissement de cet avion qui déchire le ciel de ma chair enfantine, et craquèle mon cœur en forme de boîte en porcelaine blanche. Si tu ouvres la boîte, tu la trouveras, la tristesse pure et vide, qui n'a pas de but et qui ne veut rien dire, la nostalgie utérine, le sanglot long des violons. Derrière moi, on entend les enfants qui bourdonnent et qui se battent. Mais la vie est trop courte. (p. 120)

Alizé Meurisse, Pâle sang bleu (Allia, 2007)

Pâle sang bleu est le premier roman d’Alizé Meurisse, née à Fontenay-aux-Roses en 1986.
Au début son écriture surprend et agace presque, mais elle finit par emporter et séduire : montée serrée, zappée, mixée, elle savoure les mots, le sens y glisse sans cesse d'une métaphore à l'autre, le « je » sans cesse s'y transporte sans crier gare d’un personnage à l'autre (et ils sont multiples) ... jusqu’à habiter un écureuil bleu pas si stupide (p. 105).

Lire, en ligne, une critique de Laurence Bourgeon (Zone littéraire)