on dirait que se touchent deux fils électrisés
Par cgat le vendredi 28 décembre 2007, 00:03 - citations - Lien permanent
À partir du moment où il existe un public littéraire (c'est-à-dire depuis qu'il y a une littérature) le lecteur, placé en face d'une variété d'écrivains et d'œuvres, y réagit de deux manières: par un goût et par une opinion. Placé en tête-à-tête avec un texte, le même déclic intérieur qui joue en nous, sans règle et sans raisons, à la rencontre d'un être va se produire en lui: il « aime » ou il « n'aime pas », il est, ou il n'est pas, à son affaire, il éprouve, ou n'éprouve pas, au fil des pages ce sentiment de légèreté, de liberté délestée et pourtant happée à mesure, qu'on pourrait comparer à la sensation du stayer aspiré dans le remous de son entraîneur ; et en effet dans le cas d'une conjonction heureuse on peut dire que le lecteur colle à l'œuvre, vient combler de seconde en seconde la capacité exacte du moule d'air creusé par sa rapidité vorace, forme avec elle au vent égal des pages tournées ce bloc de vitesse huilée et sans défaillance dont le souvenir, lorsque la dernière page est venue brutalement « couper les gaz », nous laisse étourdis, un peu vacillants sur notre lancée, comme en proie à un début de nausée et à cette sensation si particulière des « jambes de coton ». Quiconque a lu un livre de cette manière y tient par un lien fort, une sorte d’adhérence, et quelque chose comme le vague sentiment d’avoir été miraculé : au cours d’une conversation chacun saura reconnaître chez l’autre, ne fût-ce qu’à une inflexion de voix particulière, ce sentiment lorsqu’il s’exprime, avec parfois les mêmes détours et la même pudeur que l’amour : si une certaine résonance se rencontre, on dirait que se touchent deux fils électrisés. C’est ce sentiment, et lui seul, qui transforme le lecteur en prosélyte fanatique, n’ayant de cesse (et c’est peut-être le sentiment le plus désintéressé qui soit) qu’il n’ait fait partager à la ronde son émoi singulier ; nous connaissons tous ces livres qui nous brûlent les mains et qu’on sème comme par enchantement – nous les avons rachetés une demi-douzaine de fois, toujours contents de ne point les voir revenir. Cinquante lecteurs de ce genre, sans cesse vibrionnant à la ronde, sont autant de porteurs de virus filtrants qui suffisent à contaminer un vaste public : il n’y faut que quelques dizaines d’années, parfois un peu plus, souvent beaucoup moins : la gloire de Mallarmé, comme on sait, n’a pas eu d’autre véhicule – cinquante lecteurs qui se seraient fait tuer pour lui.
Julien Gracq, La Littérature à l’estomac (Corti, 1950, p. 19-21, Gallimard, Pléiade, 1, 1989, p. 525-526
Commentaires
quelle belle desciption de la lecture !
Cinquante lecteurs : finalement, sur un blog, si l'on peut heureusement multiplier ce nombre, on ressent un peu - toutes proportions gardées avec la description du petit livre de Gracs, toujours chéri - cette approche si sensible et non "pamphlétaire" dans ce passage très bien choisi par vous.
Mais quant à se faire tuer pour un Chasse-clou...
Le "couper les gaz" et les "jambes de coton" de la dernière page. On ne saurait mieux dire.
se faire tuer pour un blog - et même pour un livre - me semble en effet un peu excessif ! mais je suis d'un naturel plus que timoré...
en tout cas je suis ravie que ces citations vous plaisent car, je peux l'avouer parce que c'est vous, je compte bien finir tranquillement l’année et ne pas me surmener pendant mes vacances (partiellement déconnectées), en vous proposant quelques autres citations en hommage à Julien Gracq
On pressent la deconnexion au choix iconographique magnifique, toujours symptomatique d'une vacance dans ton blog. J'ai lu "La littérature à l'estomac" aujourd'hui pour la première fois
sans que mes jambes se transforment en coton, me confirmant mon incompatibilité définitive avec le grand écrivain, malgré la description pertinente du petit monde littéraire, et son style percutant.
je suis tombée par hasard sur des repros de cette série de toiles de Monet à Venise que je ne connaissais pas ... et qui sont magnifiques en effet
quant à Gracq, avant de décider d'une incompatibilité définitive, essaie aussi (si ce n'est déjà fait) "En lisant en écrivant", moins percutant et polémique, plus nuancé
En vacances mais toujours sur la ligne je vois; bien sûr, j'aime bien "En lisant en écrivant", "Lettrines" et "La forme d'une ville" par exemple. Incompatibilité définitive c'est avec les romans, que je trouve froids,ou bien cette "Littérature à l'estomac" mais il est vrai que depuis sa parution on a du tellement le plagier que je le trouve un peu mécanique.
voila qui me rassure, cairo !
sur la ligne aujourd'hui encore, mais ce sera plus aléatoire dans les jours à venir ...